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A la roulette syrienne, c’est les Russes qui gagnent

Attaque turque, retrait des troupes américaines, alliance des Kurdes avec Damas… Et finalement un cessez-le-feu annoncé jeudi soir par Washington. En quelques jours, les cartes ont été rebattues en Syrie. Moscou, l’allié d’Al-Assad, est désormais en position de force, militairement et diplomatiquement.

Dix jours après le début de l’opération «Source de paix» – l’offensive turque contre les milices kurdes du nord syrien -, le vice-président américain, Mike Pence, a annoncé un cessez-le-feu de cent vingt heures. Il venait de s’entretenir plusieurs heures à Ankara avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan.

Depuis le 9 octobre, les cartes ont été complètement rebattues entre les forces sur le terrain (lire ci-contre). Washington, après avoir provoqué l’embrasement en décidant intempestivement le retrait de ses troupes le 6 octobre, avait condamné l’opération et réclamé la fin des combats en menaçant la Turquie de sanctions.

Mais depuis une semaine, c’est surtout la Russie qui est à la manœuvre, négociant avec toutes les parties belligérantes. Depuis l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, où il recevait lundi un accueil grandiose dans les bastions pro-américains du Moyen-Orient, Vladimir Poutine a pu savourer les points marqués par ses négociateurs sur le théâtre nord-syrien. Après avoir rejoint le concert de condamnations internationales en qualifiant l’attaque turque d’«inacceptable», Moscou avait ajouté que l’opération devrait être «limitée dans le temps et dans l’espace». Et a commencé à œuvrer très vite pour qu’il en soit ainsi, en multipliant initiatives et pourparlers. Les forces kurdes, en plein désarroi après la trahison américaine, ont été acculées à faire appel au régime de Bachar al-Assad. Leurs dirigeants ont été invités dimanche sur la base russe de Hmeimim, sur la côte syrienne, pour s’entendre avec les officiers de l’armée syrienne. Encadrée par des soldats russes, celle-ci se déploie en plusieurs points stratégiques de la région contrôlée depuis des années par l’autorité autonome kurde, sans jamais avoir pénétré dans la «zone sécurisée» définie par Erdogan (trente kilomètres en Syrie), jusqu’à la prise de la ville frontalière de Kobané, mercredi soir.

Infographie : carte de l'offensive turque en Syrie au 17 octobre 2019

Maître du jeu

Dans le même temps, les Russes ont promis aux Turcs que les milices kurdes du YPG seraient totalement évacuées de cette même zone. «Si la Russie, accompagnée par l’armée syrienne, éloigne les forces du YPG de la région, nous ne nous y opposerons pas», a déclaré mardi le ministre turc des Affaires étrangères. Ainsi, en offrant d’une part une protection aux Kurdes abandonnés et désespérés et d’autre part la possibilité aux Turcs d’atteindre leur principal but de guerre, tout en abrégeant des batailles sanglantes et les récriminations internationales, la Russie s’impose comme le maître du jeu. «Poutine cherchait depuis qu’il a établi un partenariat avec Erdogan à ce que la Turquie se réconcilie avec le régime de Damas. Il est sur le point de réussir, note Bayram Balci, chercheur spécialisé sur la Turquie au Ceri-Sciences-Po. Son objectif principal, visant à ce que le régime de Bachar al-Assad reprenne le contrôle de l’ensemble du territoire syrien, est en voie de parachèvement.»

Moscou s’est immiscé dans le dossier syrien dès le début du conflit, pour défier Washington plus que pour défendre le régime de Bachar al-Assad, dont il est devenu néanmoins le protecteur. Quand Vladimir Poutine s’engage en Syrie en septembre 2015, «son but principal était de prouver qu’il pouvait mettre un frein à ce qu’il considère comme la politique américaine de faire tomber des régimes indésirables, écrit le journaliste russe Konstantin Eggert. Tout le reste – asseoir la présence militaire russe en Méditerranée orientale, tester de nouvelles armes, prouver à ses quelques alliés que le Kremlin était fiable – était secondaire».

Dans un Proche-Orient convulsé, dont les Etats-Unis se désinvestissent progressivement, jusqu’au dernier retrait, Moscou a pu mettre en œuvre, dès son intervention musclée et armée en 2015, ce qu’il sait faire de mieux en termes de stratégie : une réactivité éclair, une capacité à s’adapter et à s’engouffrer dans la moindre brèche. Et, surtout, parler à tout le monde, en toutes circonstances. «Depuis le début, en 2011-2012, contrairement aux autres participants du conflit, la Russie mène une politique cohérente et claire, même si souvent extrêmement impopulaire. Elle a décidé de soutenir Assad et s’y est tenue absolument. Contrairement aux autres acteurs, qui n’avaient pas de stratégie et ne savaient pas ce qu’ils voulaient», explique Fiodor Loukianov, le rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, un expert de la région.

Petits détails

Dans les territoires reconquis par le régime, les émissaires russes ont négocié dans les plus petits détails. «Les Russes n’ont pas une recette unique pour obtenir une capitulation ou des arrangements sécuritaires», indique un chef rebelle syrien qui a participé à des discussions avec les Russes sur le terrain. «Ils ont procédé étape par étape, région par région. A Alep, la Ghouta ou Homs, c’est après des bombardements intenses qui ont détruit écoles, marchés et hôpitaux pour briser le moral des gens et les pousser à faire pression sur les combattants antirégime pour réclamer un cessez-le-feu, que vient l’offre russe de discuter. Ils choisissent souvent leurs interlocuteurs, civils ou militaires, parmi les personnalités les plus faibles, raconte l’ancien militaire. Toutes les discussions se déroulent directement avec les diplomates ou les militaires russes sans que jamais les représentants du régime ne soient présents.» Aujourd’hui, les hommes de la police militaire russe sont déployés à travers le territoire syrien pour pallier les défaillances des forces de l’ordre syriennes. «L’armée du régime n’a eu à mener aucun combat ces derniers jours pour reprendre position dans le Nord face à la Turquie, assure le chef rebelle. Ils n’ont plus aucune force combattante sérieuse et ce sont quelques miliciens portant le drapeau syrien, encadrés par des militaires russes, qui ont investi les villes cédées par les Kurdes. La reconquête est célébrée – et racontée – grâce aux caméras des télévisions russes.»

Pour Loukianov, qui relaye sobrement le discours officiel, le seul objectif de la Russie est de «rétablir un Etat syrien viable. Et à cette fin elle a recours à tous les moyens – militaires, politiques, diplomatiques, économiques… Mais elle ne compte pas prendre la place des Etats-Unis au Proche-Orient, et encore moins celle de l’Union soviétique. La Russie ne vise pas une hégémonie régionale.» Reste que le Kremlin a renforcé sa prise sur la région, en s’imposant, à l’issue de cette dernière séquence, comme la puissance mondiale prête à prendre la place laissée vide par les Etats-Unis.

Veronika Dorman Hala Kodmani

libération.fr

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