Anatomie d’une réélection : spectres des Etats-Unis
En écrivant ce texte je n’ai cessé de penser à la déclaration de Matthew Miller porte-parole du département d’État des États-Unis le 03 juin 2023 sincèrement « préoccupés et attristés » par les coups portés à la démocratie sénégalaise. On ne peut, au pire des cas, que rendre sa sollicitude inquiète à l’Ami, le moment venu.
Le sentiment qui saisit le monde au matin du 06/11/2024 est un mélange mystérieux de honte, de culpabilité, d’incrédulité et d’angoisse de l’ordre de celui qu’éprouva Paul Valéry devant la fragilité de la civilisation industrielle de son époque. De prime abord une œuvre comme Rhinocéros de Eugène Ionesco peut sembler excessive : Qu’est-ce que cette histoire fantastique d’hommes paisibles vaquant sagement à leurs occupations quotidiennes, se distrayant, par des routines, d’on ne sait quelle sourde et innommable angoisse et qui se transforment subitement en brutes épaisses ? Qu’est-ce, aussi, que cette affaire improbable, relatée par Kafka, d’un Gregor Samsa qui se métamorphose sans crier gare, un beau matin, en un monstrueux insecte ? Cela semble invraisemblable jusqu’à ce qu’il y ait la stupeur de ce matin du 06/11/2024, jusqu’à ce qu’il y ait ce quelque chose d’aussi fantastique, d’aussi « incalculable » (Derrida) aux États-Unis. Quelque chose liée à on ne sait à quoi : À la haine des autres qui envahiraient comme des zombies (Stéphen King) ? Au mépris profond de la femme ? À la haine de l’intelligence jugée trop sophistiquée ? Au triomphe des instincts et des besoins primaires ? Cet événement, se dit-on, a lieu aux États-Unis, dans la belle Amérique, dans l’hospitalière Amérique !!! En Afrique, coutumière du fait, dit-on, ça passe. Mais au pays d’Abraham Lincoln, au berceau de la démocratie moderne !?
Quelque chose donc de politiquement imprévisible mais, après coup, c’était un événement structuralement inéluctable.
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En ces tristes matins historiques une Nation prend soudain conscience qu’une forme de vie a failli. Forme de vie qui a émergé lentement, sûrement et douloureusement, forme de vie exceptionnelle (Norbert Elias), efficace, malgré tout, et dont l’humanité est fière dans la mesure où elle a su fixer des limites éthiques à tout pouvoir politique. Cette nation prend soudain conscience, sans avoir vu venir, que quelque chose d’extrêmement grave s’est produit ou, à tout le moins, est en train de se produire. Lorsque le processus démocratique réputé le plus robuste produit une aberration, trahit l’irrationalité des acteurs politiques, c’est l’idée même de démocratie, la confiance qui fonde la démocratie, le contrat fiduciaire qui la constitue qui s’écroule libérant un sentiment d’insécurité sans nom. Lorsque qu’un vote est le symptôme d’un processus auto-immune (Derrida) c’est la politique telle qu’on l’entend, telle qu’elle nous met en accord, malgré tout, telle qu’elle crée des liens lorsque son concept est réalisé, qui est menacée. Du coup c’est notre être (fondamentalement politique) qui est exposé au vertige du vide, de l’arbitraire du loup (« si ce n’est pas toi c’est un des tiens »), qui est exposé au vertige de l’irrationnel, de la violence épaisse, de la haine, de l’impuissance de l’appareil judiciaire, de l’injustice, de l’abstraction, de l’insécurité politique radicale. Cette « Cité de la peur » fait penser à l’atmosphère de l’Oran de Camus soumis aux caprices d’une peste qui suspend le cours normal de la vie et sape, comme toute bonne épidémie, les fondements même du vivre. Elle fait penser à l’univers oppressant de Hannah Arendt, à la déréliction des royaumes et administrations de Franz Kafka. Elle fait craindre le règne terrifiant de l’imprévisible roi-enfant Joffrey Baratheon dans les saisons 1, 2, 3, et 4 de Games of thrones. Elle annonce la fin prématurée de toute politique du care : de tout souci de l’humain.
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Lorsqu’elle est abasourdie, sidérée par de tels événements, la Raison, à travers les hommes au matin du 06/11/2024, perd en général la voix ayant honte de la prendre pour tenter d’expliquer l’inexplicable. Ces situations sont des « épreuves »-limites (Boltanski & Thévenot). Arrivé à un certain degré de contradiction, ses protagonistes disqualifiés, mouillés jusqu’au cou, au moins par un silence coupable, une telle impasse ne peut être résolue qu’à laisser les choses reconfigurer la donne politique. Ces matins sont donc faussement calmes : ils sont comme des orages qui couvent.
Déchiffrant dans sa conférence du 7 mars 1854 au Tabernacle de New York (« La loi sur les esclaves fugitifs »), l’acte posé par M. Webster durcissant les lois contre les esclaves fugitifs et renforçant du coup la politique esclavagiste, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) pose un diagnostic effrayant : « La façon dont le pays a été amené à donner son consentement à cela , et la défection désastreuse (au cri lamentable qu’il fallait préserver l’union) des hommes de lettres, des universités, des hommes instruits et même de quelques prédicateurs de la religion, — fut le passage le plus sombre de cette histoire. Cela montra, que notre prospérité nous avait fait du tort et que le crime ne pouvait plus nous scandaliser. Cela montra que l’ancienne religion et l’instinct de ce qui est juste s’étaient effacés jusqu’à disparaître complètement ; qu’alors que nous estimions être une nation hautement cultivée, nos ventres avaient pris le dessus sur nos cerveaux, et que les principes de la culture et du progrès n’avaient pas d’existence. » (in CAVELL, 1993, p. 535)
Mais le symptôme du 06/11/20224 est plus grave, plus terrifiant, dépassant de simples questions de survie, menaçant les choses les plus essentielles, sonnant peut-être le glas de conquêtes ayant fondé la démocratie à une époque trop inquiétante où l’humanité tout court est à la croisée des chemins. Époque trop exposée pour les puissances de destruction et d’humiliation en jeu, pour les souffrances qu’elle peut générer, pour les forces maléfiques en cause. Époque où l’exigence de responsabilité historiale est plus que jamais d’actualité. Les deux guerres mondiales se sont soldées par des millions de morts (18,6 pour la 1e et 50 à 85 pour la seconde), une autre guerre pourrait se solder par l’extinction de l’humanité et au « mieux » par une quantité inimaginable de souffrances inutiles. Qu’autant de forces de destruction puissent être entre les mains de quelques individus qui ne se fixent aucune limite et qui sont produits et maintenus par la démocratie a de quoi effrayer.
Oui la situation est différente de celle de 1854. Ce qui se joue ici ce ne sont pas des problèmes matériels, c’est quelque chose de plus profond, qui, peut-être, touche au fondement de l’humain. Le mal en question engendre des événements de l’ordre de la métamorphose, de la catastrophe, de la bifurcation anthropologique parce que proportionnel à la « disruption » (STIEGLER : 2016) qui fournit des méthodes de dé-struction « dévastatrices » (Michel Déguy).
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Force est de constater que la qualité du débat politique s’est transformée. On n’a cure de « l’impératif de la justification » (BOLTANSKI & THEVENOT, 2022, p. 36 et sq) et non plus, par conséquent, du souci de l’accord et de l’ajustement des libertés (p. 58). S’affaiblit dangereusement le souci de rationalité des arguments qui soumet tout propos politique au crible du Logos. Les pires approximations et contradictions qui ont des conséquences terribles dans la vie des gens au quotidien n’indignent quasiment plus. Ce n’est pas au fond grave qu’une personne qui prétend diriger quelque chose d’aussi sérieux qu’une Cité, fût-il le plus petit, ne puisse soutenir un débat cohérent n’alerte pas. Ce n’est pas important que ses mœurs, sa réputation (son ethos) ne soient pas bonnes. Ce ne sont pas les pathè, les passions rhétoriques, qui par leurs noblesses, leurs humanités posent des limites démocratiques qui sont convoqués mais les passions les plus noires, les plus archaïques. Tout ce que la grammaire politique traditionnelle excluait, tout ce qu’il y a de plus sombre dans le discours devient force argumentative, signe d’élection.
Que certains discours puissent fonctionner dans les États-Unis d’aujourd’hui est un symptôme inédit dans l’histoire du monde. C’est que ces « discours » ubuesques, qui ne sont pas allergiques à l’incohérence, à l’excessif, au grotesque et au grossier, opèrent sur fond de fascination pour des puissances archaïques, violentes, obscures bref rhinocériques. On s’identifie inconsciemment (car il est des choses qu’au plus profond de la perversion on ne saurait revendiquer) à l’autre de la liberté que la démocratie contient tant bien que mal malgré la faiblesse du mode de calcul de la majorité qui misait jusqu’ici heureusement sur la foi en la raison chez les hommes.
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Le matin du 06/11/2024 est le terme d’un silencieux effondrement stupéfait dont l’origine visible peut être daté, avec Jacques Derrida et Jürgen Habermas, dans le calendrier, un certain 11 septembre 2001. En un certain sens, ce matin n’est qu’imprévisible dans la mesure où on en ignore uniquement la forme et le moment (en termes aristotéliciens le où ? le comment (la cause formelle) ? le quand (la circonstance de Michel Déguy) ?) Mais cette suite (comme au cinéma) du 11 septembre était justement pensable. C’est pourquoi nous la pensons à partir d’une origine invisible. Avant la démocratie, dans l’émergence même de la démocratie, dans la configuration conflictuelle de la démocratie il y a toujours eu un 11 septembre avant la lettre. La énième crise que nous vivons était programmée « dans le « nouage » même de la démocratie, dans « le système politique occidental [qui] résulte du nouage de deux éléments hétérogènes, qui se légitiment et se donnent mutuellement consistance : une rationalité politico-juridique et une rationalité économico-gouvernementale, une « forme de constitution » et une « forme de gouvernement » » (Agamben, 2009, p. 12). Cette crise, sauf qu’elle est particulièrement inquiétante, surprenant les mécanismes immunitaires d’une démocratie aussi robuste, est récurrente dans le concept des États-Unis qui, nous le rappelle Ralph Waldo Emerson, est le nom de l’Utopie d’une terre pensée comme le lieu d’une hospitalité inconditionnelle : fédération, terre-refuge… À ce titre, ce lieu de rêve secrète et contient difficilement et donc ingénieusement son autre, ses démons, ses spectres grâce à la « fiction [américaine] destinée à dissimuler le fait que le centre de la machine est vide, qu’il n’y a entre les deux rationalités, aucune articulation possible. Et que c’est de leur désarticulation qu’il s’agit justement de faire émerger cet ingouvernable, qui est à la fois la source et le point de fuite de toute politique » (Agamben, 2009, p. 12).
Pour l’expérience américaine la tâche proprement démocratique, répondant au type de défi que pose la disruption contemporaine, consiste à penser rigoureusement et méthodiquement l’inconscient impérialiste qui opère secrètement. Sous cet inconscient on visera parmi d’autres possibles : 1) le moment patriarcal, 2) le moment conquête-croisade, 3) le moment traite négrière, et 4) le moment croisades. Dans l’imaginaire qui naît de cette archive on peut facilement percevoir le jeu des oppositions homme/femme, Cow Boy/Indien, chrétien/musulman et maître/esclave. Toute la tâche d’une politique américaine répondant au concept des États-Unis-est de déconstruire ces hiérarchies archaïques. Cette tâche est toujours rejouée dans les débats politiques et lors des élections.
Or depuis le 11 septembre, qui est un événement affectant la crédibilité et l’efficacité du discours politique tout court (donc un événement méta-discursif), la parole politique occidentale vit une crise extrême. Elle s’est comme vidée de sa substance justificative et rhétorique qui la définit. Certes l’assiette discursive du politicien contemporain est étroite laissant peu de place à une révolution. On comprend que, de bonne foi, les programmes, en ces temps de « récession », se résument à des promesses impossibles à tenir. Certes les chefs d’États occidentaux sont dans des situations dramatiques, tiraillés qu’ils sont entre des injonctions contradictoires venues de gauche et de droite. Certes on leur demande de réussir la mission impossible consistant à concilier deux grandeurs contraires. Il demeure que la parole politique démocratique exige de ce courage propre à la solitude des hommes d’État dont parle Ralph Wado Emerson pour réaliser son essence. Essence qui veut que cette parole, adossée au courage, au sens élevé de la responsabilité infinie, soit organisée, structurée par un souci de rationalité, un impératif de justification, un souci de l’humain et du non-humain, du prochain, le sens de l’objectivité, de la vérité, de la complexité, de la justice et de la lucidité. Essence qui veut que l’épreuve par excellence de la démocratie, notamment de la magnifique expérience américaine, c’est l’épreuve de l’hospitalité inconditionnelle.
Ces valeurs qui ont enrichi le concept de démocratie avec les leçons tirées de la 2de Guerre Mondiale ont permis d’installer la prudence (à travers les principes de précaution et de responsabilité) au centre de l’agir politique.
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La corruption de la démocratie était maintenue à la marge mais elle s’est propagée dans tous les secteurs. On devait s’attendre à ce que la légèreté avec laquelle on traitait des affaires concernant les minorités finissent par se généraliser, par devenir (ces raisonnements expéditifs, ces raccourcis simplistes, ces synecdoques (si ce n’est pas toi c’est un des tiens) faciles) le langage de presque toute une nation. Un peuple inquiétant, métamorphosé, surgi de nulle part. Dans les comportements grégaires rappelant des scènes de Walking dead on pressent de la fureur et du mystère.
Il ne faut pas jouer avec le feu. Il ne faut pas jouer avec les principes sacrés de la démocratie. Il ne faut pas prendre à la légère ces arguments (peur, haine, égocentrisme, nationalisme, xénophobie…) qui ont été difficilement emprisonnés dans une boîte de Pandore après la 2de Guerre mondiale.
Cette légèreté politique et éthique dans l’événement discursif produit par le 11 septembre a dénaturé le discours politique, en a sapé les ressorts fiduciaires. Cet événement a libéré la terreur. D’où la stupeur dans un silence terrifié en ce matin de 06 novembre 2024.
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Heureusement que « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin). Le moins que l’on puisse, c’est qu’avec cette énième crise la configuration du Smonde est complètement bouleversée. Les cartes sont redistribuées. Les conditions subtiles d’une rupture radicale de l’équilibre du monde sont créées. À l’Afrique d’en profiter pour davantage grandir, faire entendre sa voix, affirmer sa personnalité, cultiver la confiance en soi, enrichir le monde de son sens de l’humain et du spirituel. Elle doit pouvoir adapter le concept d’hospitalité inconditionnelle dans sa forme africaine voire proposer son idée du politique.
AGAMBEN (G.) et al., Démocratie dans quel état,, La Fabrique, 2009
BOLTANSKI (L.) & THEÉVENOT (L.), De la justification, Gallimard, 2022
CAVELL (S.), Qu’est-ce que la philosophie américaine ? De Wittgenstein à Emerson, Gallimard, 1993
CHAR (R.), Fureur et mystère, Gallimard, 1948
DERRIDA (J.), De l’hospitalité (avec Anne Dufourmantelle), Calman-Lévy, 1997
DERRIDA (J.), Le « concept » du 11 septembre. Dialogue à New York avec Jürgen Habermas, Galilée, 2004
HABERMAS (J.), Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, 1987
KING (S.), Anatomie de l’horreur, Albin Michel, 2018
STIEGLER (B.), Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou, Les liens qui libèrent, 2016
VALERY (P.), « La crise de l’esprit » in NRF, n 71, 1919.
Pr. Boubacar CAMARA, LSH, UGB