Belgique: le combat de métisses congolaises de la colonisation devant la justice
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Cinq Belgo-Congolaises septuagénaires assignent l’État en justice pour crime contre l’humanité, en raison de leur enlèvement en bas âge par les autorités coloniales au Congo. L’une des plaignantes, Monique Bitu Bingi, témoigne pour RFI.
De notre correspondante à Bruxelles
La première audience, le 10 septembre, d’un procès sans précédent dans les annales de la justice belge, va de nouveau braquer les projecteurs sur les cinq plaignantes. Léa Tavares Mujinga, Noëlle Verbeeken, Simone Ngalula, Marie-José Loshi et Monique Bitu Bingi, septuagénaires, sont nées au Congo belge, l’actuelle République démocratique du Congo (RDC). Toutes ont été arrachées à leurs familles, dans la province du Kasaï, entre l’âge de 2 et 4 ans.
« Moi, j’avais 4 ans, témoigne Monique Bitu Bingi, 71 ans, à Bruxelles. C’est comme si c’était hier. Ma mère, mes tantes, mon oncle et mon grand-père ont été obligés de me conduire à la mission catholique. Je me souviens de tout. Nous avons marché pendant trois jours, puis le camion d’un agent territorial nous a conduit à Katende. Arrivés là, je me suis retrouvée dans la foule d’un grand mariage, et je ne voyais plus mes parents. J’ai pleuré tout l’après-midi. Une des fillettes du couvent, qui avait huit ans, m’a portée pour me mettre au lit. Le lendemain, j’étais avec les autres filles. Les plus grandes, entre 8 et 11 ans, s’occupaient des plus petites. Nous n’avions pas de chaussures et la porte de notre dortoir donnait sur une morgue. »
Qualifiées de « mulâtres » par l’administration coloniale, elles ont été traitées d’« enfants du péché » à la mission catholique, qui attendait les grandes vacances pour les baptiser ou les faire communier, une fois les autres élèves absents. Venu le temps de l’indépendance, en 1960, et des troubles qui ont suivi, les enfants ont été abandonnées quand les Belges, visés et tués par des Congolais, ont plié bagage.
« Les jouets des policiers qui nous gardaient »
« Quelques jours après l’indépendance, j’avais 11 ans, nous sommes parties avec les sœurs à 117 km de Katende pour rejoindre la mission de Saint-Antoine, poursuit Monique Bitu Bingi. Là, on nous a donné des badges avec nos noms et nos dates de naissance pour nous préparer à partir en Belgique. Nous avons pris des pirogues pour traverser la rivière et rejoindre un aéroport. Ils ont pris toutes les bonnes sœurs, mais pas les enfants. Nous sommes restées là, nous ne connaissions personne. Les villageois venaient autour de nous, nous attendions que l’avion revienne. Il n’est pas revenu. Un véhicule nous a ramenées à Lusambo, où deux tribus se faisaient la guerre. L’administrateur a envoyé trois policiers pour nous garder. Un soir, cinq camions des Nations unies sont venus pour prendre les Belges qui restaient, mais pas nous qui étions une dizaine. Chaque soir, nous étions devenues les jouets des policiers qui nous gardaient. Ils nous ouvraient les jambes, faisaient de nous ce qu’ils voulaient, y compris avec des bougies. Pour finir, l’administrateur territorial nous a emmenées dans une autre zone pour nous répartir dans des familles d’accueil. Nous étions chez de vieilles mamans qui n’avaient rien, et la guerre continuait, avec des mutilations, des scènes horribles dont nous étions les témoins. Nous dormions par terre, nos habits étaient déchirés. Il fallait aller en brousse attraper des chenilles et cueillir des champignons pour nous nourrir. Nous avons été détruites moralement et physiquement. »
Des excuses officielles en avril 2019
« Nous avons été traumatisées de partout, reprend Monigue Bitu Bingi. Ma mère était autorisée à venir me voir une fois par an, pour deux jours. Elle venait, mais elle s’était mariée et avait d’autres enfants. Lorsqu’on me demandait qui était mon père, je répondais : « Papa l’État ». Quand la guerre a cessé, un prêtre hollandais et un abbé sont venus nous chercher dans les villages pour nous mettre à l’école. Mais nous étions devenues d’autres personnes. »
Le gouvernement a présenté en avril 2019 des excuses aux métis « coloniaux », systématiquement enlevés à leurs familles africaines et coupés de leurs familles belges, au temps du Congo belge (1885-1960) et du « Ruanda-Urundi » (1923-1962). Le Premier ministre, Charles Michel, a reconnu l’existence d’un système de ségrégation raciale, ainsi que « l’abandon émotionnel, le déracinement, la difficulté d’assumer une double identité et la réelle souffrance des victimes ».
Pour Monique Bitu Bingi, c’est trop peu. Arrivée en Belgique à 32 ans, par ses propres moyens, afin de donner une chance à ses cinq enfants d’être scolarisés, elle a écrit à la Reine Fabiola, épouse du roi Baudouin. Elle la considérait comme sa marraine, en tant que pupille du royaume. Résultat : « Elle m’a envoyée voir un ministre qui ne s’est plus occupé de nous et n’a même pas voulu écouter notre problème. »
Ce n’est qu’à 65 ans que Monique Bitu Bingi a finalement retrouvé la famille de son père, parti en Argentine, où il a eu d’autres enfants. « Avec un simple pardon ou des regrets, l’État peut-il corriger notre vie ? Peut-il me rendre l’amour qui m’a manqué toute ma vie ? Non. Il doit reconnaître ce qu’il nous a fait. Ce n’est pas à 71 ans que je vais porter plainte pour de l’argent. Je veux que l’État reconnaisse la souffrance que nous avons connue. »
50 000 euros de dédommagement, un montant de départ
Le procès s’ouvre donc au civil auprès du tribunal de première instance, avec une demande de dédommagement de 50 000 euros par plaignante. « Il s’agit d’une somme provisionnelle et symbolique, qui correspond à ce que l’on demande lorsqu’un crime est commis, explique Me Michèle Hirsch, l’un des quatre avocats de la défense. Un expert doit être désigné pour évaluer la réalité et le montant du préjudice subi. Le « crime contre l’humanité », objet de la plainte, porte sur la « politique de l’État belge colonial », qui visait particulièrement les enfants métis, et dont toute la vie a été déterminée par l’enlèvement à la famille ».
L’objectif va plus loin que le procès en lui-même. Les plaignantes souhaitent « une loi qui nomme les crimes commis durant la colonisation, et qui créée un fonds d’indemnisation pour les métis qui en ont été victimes, explique l’avocate. L’État belge lui-même devra ordonner la réparation, car il existe encore des victimes de lois raciales dans notre pays. »
En cause, un décret de 1952 qui a rendu possible la mise sous tutelle de la colonie des enfants abandonnés ou orphelins, ensuite remis aux institutions religieuses. « Or les enfants métis du Congo n’étaient ni orphelins, ni abandonnés, poursuit l’avocate, mais ont été enlevés soi-disant « pour leur bien », en réalité pour les isoler et empêcher qu’ils ne puissent un jour se manifester ou prendre des positions de pouvoir. »
Une boîte de Pandore est-elle sur le point de s’ouvrir ? Entre 16 000 et 20 000 métis sont restés dans les ex-colonies belges après les indépendances, rappelle François d’Adesky, co-fondateur de l’Association des métis de Belgique, dont les cinq plaignantes ne font pas partie. Me Michèle Hirsch, elle, précise : « Nous n’appelons pas à ce que tout le monde suive la même procédure. C’est à l’État de prendre des dispositions globales, et pas aux citoyens de se charger d’un procès, en plus de tout le reste. »