Bertrand Badie: « Une France paternaliste inaudible en Afrique »
mondafrique.com
Dans son entretien avec Nathalie Prevost pour Mondafrique, Bertrand Badie, professeur émérite des universités Sciences Po Paris et auteur de « L’Hégémonie contestée » (O. Jacob, 2019), met en avant les limites des interventions militaires pour limiter les conflits en Afrique
Mondafrique. Comment jugez vous l’engagement militaire de la France au Sahel et plus largement en Afrique de l’Ouest?
Bertrand Badie. Nous agissons comme si le monde n’avait pas changé depuis un demi-siècle et nous utilisons de vieilles recettes pour traiter de problèmes beaucoup plus complexes. Autrefois, la guerre était facile à saisir et à définir, qui se présentait sous la forme de confrontations entre Etats, de chocs de puissance, exercés par des armées structurées. Les formes modernes de conflictualité, au Sahel en particulier, sont de nature différente.
Les racines de la conflictualité tiennent à l’échec de la construction des Etats, à un développement économique et social déficient. Ce n’est pas la rivalité entre Etats ni même le jeu de stratèges djihadistes mais quantité de facteurs sociaux qui conduisent les humains à s’affronter pour la terre, l’eau, la sécurité personnelle ou familiale, la survie face au changement climatique, la défense de leur identité.
Autant d’éléments qui ne sont pas réductibles à une initiative militaire. Le canon ne peut pas avoir raison des échecs de la construction sociale. Pire, utiliser l’instrument militaire face à ces conflictualités d’extraction sociale, c’est renforcer ces dernières au lieu de les éteindre.
Mondafrique Le rejet constaté actuellement de la France dans cette région du monde doit-il être analysé comme la conséquence d’une vision archaïque du monde ?
Bertrand Badie. Si l’on veut faire une analyse fine du rejet de la stratégie française au Sahel, il faut tenir compte des effets conjugués de trois strates dont l’accumulation a fait notre histoire récente. La première est liée au passé colonial, à l’humiliation qui lui est liée, à une longue histoire d’affrontements inaugurés dès le 19 ème siècle à l’initiative de chefs de tribus ou de confréries religieuses : en fait, cette histoire est toujours vivante. C’est pourquoi, en tant qu’ancienne puissance coloniale, la France est le pays le moins bien placé pour intervenir !
La 2e strate apparait aux lendemains de la décolonisation : elle s’est incarnée dans la France-Afrique et ses échecs, dans des pratiques qui ont délégitimé les nouveaux Etats quand elles n’ont pas simplement abouti à les corrompre.
La 3e strate, plus récente, dérive d’un défaut de perception: au lieu de constater les pathologies sociales allant crescendo en cette région du monde, au lieu d’admettre que la conflictualité d’aujourd’hui est l’expression de combats pour la terre, pour le contrôle de l’eau et des ressources de base, pour l’accompagnement des flux commerciaux et l’administration des territoires, on préfère y voir l’effet d’une sorte de main invisible ou de stratèges malveillants. Même si ceux-ci existent, ils ne sont que les profiteurs d’une situation sociale et politique désormais hors de tout contrôle institutionnel.
Mondafrique La France a encore souvent une vision méprisante du monde. Comment peut-on la changer ? Quelle vision politique la France pourrait-elle développer qui soit porteuse d’avenir pour elle à l’extérieur de ses frontières ?
Bertrand Badie Pour changer les choses, il suffit d’ouvrir les yeux. Nous ne voulons pas regarder le nouveau monde. Nous restons accrochés à une vision propre à un monde européen et américain, autour duquel tendrait à graviter encore un « tiers monde », un « tiers état du monde ». Il faut que la France se situe enfin de plain-pied dans un monde globalisé, qu’elle comprenne que l’Afrique et l’Asie sont des partenaires à part entière qui ont quelque chose de différent à dire et qui contribuent à jeu égal au développement de la planète. Il faut sortir de la vieille grammaire. Si l’on veut toujours imposer unilatéralement notre propre vision, on ne réussira pas et on sera vite marginalisé.
Mondafrique Pourquoi cette incapacité à voir le nouveau monde ?
Bernard Badie Le premier facteur est éducatif et social. Nos décideurs sont formés dans des écoles, à travers des livres qui les poussent encore à considérer que l’universel et le rationnel sont nés en Europe, peut-être même en France, voire sur la rive gauche ! La 2e raison est que, consciemment ou pas, chez les élites occidentales, règne ce sentiment que changer de vision conduirait à perdre, en termes d’avantage et de statut. L’Europe et l’Amérique du Nord ont très largement profité des anciens schémas pour assurer leur leadership. Et pour elles, composer avec la mondialisation, c’est prendre le risque de régresser. La 3e raison, hélas, est que nombreux sont ceux, y compris au sud, qui tirent profit de cette situation. Au lendemain des indépendances, les nouveaux Etats se sont bien souvent constitués en agissant comme les relais plus ou moins affichés des puissances coloniales. L’utopie du panafricanisme – qui devait émanciper les Africains de toutes les humiliations subies – n’a pas été le grand projet qui devait accompagner la décolonisation. Au contraire, les nouveaux Etats se sont bâtis sur le modèle de l’Etat nation occidental, adopté comme un prêt à porter, sans innovation ni adaptation, ce qui a finalement aggravé les choses.
Mondafrique La France peut-elle encore porter des opérations militaires à l’extérieur sans aggraver le rejet qu’elle suscite ?
Bertrand Badie Je ne suis pas de ceux qui réprouvent systématiquement l’usage de la force mais, avant d’y recourir, encore convient-il de se poser trois questions :
– Qui est habilité pour le faire ? Certainement pas l’ancienne puissance coloniale. Je récuse cette idée à la mode affirmant que la France aurait en Afrique une « responsabilité particulière », qui n’a en réalité de sens qu’en se rapportant à la colonisation passée. Il faut rompre ce cercle vicieux et admettre que l’usage de la force ne peut être que collectif et multilatéral. L’ONU est là pour ça.
– Comment le faire? On recourt au tout militaire tout en admettant que le militaire ne peut pas résoudre les problèmes. Il faut une intervention sociale, économique et culturelle qui ne peut pas se faire dans l’improvisation, mais qui impose un vrai plan global.
– Pourquoi intervenir ? Les militaires eux-mêmes sont gênés par l’absence de réponse claire à cette question, et dénoncent le flou de l’objectif. S’agit-il seulement de contenir certaines violences? Ou de mettre en échec les groupes qui y recourent? De changer les régimes concernés? De reconsidérer les rapports internationaux qui se cristallisent dans la région incriminée ? Tout ceci doit être explicité, là encore dans un cadre multilatéral, à l’échelle de l’ONU et de l’Union africaine.
Dans ce monde globalisé, tout le monde dépend de tout le monde. Et l’on voit au Sahel, comme au Moyen-Orient, de nouveaux acteurs bouleverser le jeu occidental, chacun avec son agenda et ses objectifs, compliquant la lisibilité des crises mais aussi leur résolution.
Ces intrusions qui viennent de partout ajoutent évidemment le conflit au conflit. L’origine de la conflictualité contemporaine en Afrique est interne. L’arrivée nécessairement compétitive de puissances extérieures complexifie les crises, car les Etats extérieurs au Continent viennent aussi en Afrique pour s’opposer et rivaliser entre eux. On peut l’observer en Libye, mais cela se voit aussi en RDC, tiraillée parce qu’elle suscite les appétits liés à sa richesse. Par ailleurs, ces Etats viennent avec leurs agendas mais aussi leur culture et leur histoire propre, différentes et même incompatibles entre elles. La Chine a beau jeu d’afficher sa solidarité en tant qu’ancien pays colonisé. Elle s’affirme avec une vision de la mondialisation qui n’a rien à voir avec celles des vieilles puissances occidentales. Et tout ceci créé finalement encore plus de malentendus et de dissonances dans la gouvernance de l’espace africain.
Les interventions en Afrique sont telles aujourd’hui qu’on se demande qui a véritablement intérêt à une Afrique pacifiée, car faire la guerre crée des opportunités. Et cette internationalisation en Afrique génèrera à terme des sociétés guerrières. Regardez la RDC, indépendante depuis le 30 juin 1960. Voilà pratiquement soixante ans qu’elle est en guerre.
Mondafrique Comment la France peut-elle, dans cet encombrement diplomatique, faire entendre une voix convaincante?
Bertrand Badie Tant que la France aura cette conception hiérarchique et paternaliste, sa voix ne sera pas audible. Il faut d’abord changer de logiciel. La meilleure façon d’agir, c’est à travers les institutions multilatérales, pour se fondre dans un ensemble cohérent et homogène qui exprime ce besoin d’humanité. Il faut rompre avec ce discours autour d’une France porteuse de valeurs universalistes. Une telle exception n’existe pas : chacun est porteur, de façon égale, de sa part d’universalité et aussi, hélas, de son lot d’inhumanité. La France doit se considérer comme un élément de la mondialité avec des atouts qui lui sont propres: son développement économique, social, culturel et universitaire. Mettons ces atouts au service de l’humanité.
Mondafrique Les Etats n’ont plus l’exclusivité des rapports internationaux. Comment la France peut-elle dialoguer avec les nouveaux acteurs sociaux, dont vous dites qu’ils sont devenus le « dur » là où le politique a perdu sa puissance ?
Bertrand Badie Le grand changement, c’est qu’il y a aujourd’hui une société civile africaine avec des acteurs souvent très performants, des ONG extrêmement dynamiques et une population jeune qui, sous l’effet de l’urbanisation et d’internet, est infiniment plus informée que la génération précédente. A force de ne pas voir ces changements, on loupe l’essentiel. 2019 en a été la parfaite illustration avec les mouvements sociaux observés à Hong-Kong, Beyrouth, Alger, Khartoum. Regardez les rues d’Abidjan ou de Dakar et vous verrez que la mobilisation sociale est en passe de devenir un acteur de premier plan.
Mais malheureusement, le propre de la politique occidentale, c’est de passer à côté de tout ce qu’il y a de nouveau.