SOCIETE / FAITS DIVERS

CE QUE DISENT LES CHIFFRES SUR LE TAUX DE CHÔMAGE AU SÉNÉGAL

A la mi-octobre 2020,le quotidien sénégalais Vox Populi affichait, à sa Une, que le Sénégal est le troisième pays au monde où le chômage est le plus élevé.

L’information, détaillée dans les colonnes du journal, a été relayée par d’autres médias, notamment la chaîne de télévision Africa 24, les sites Senego, Le360, et Emedia qui indiquent que ce classement a été tiré de la dernière étude de l’Organisation internationale du Travail (OIT) sur le chômage.


« Le Sénégal, classé dans le top 10 des pays les plus touchés par le chômage au monde, occupe la 3e place, dans le rapport 2020 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Le Sénégal, 48 %, fait mieux que deux pays que sont le Burkina Faso, 77%, et la Syrie, 50% », écrit notamment le site Emedia.

« Le BIT ne fait pas de classement de pays sur les indicateurs du marché du travail »

Selon Yakouba Diallo, statisticien principal au Bureau du BIT au Sénégal, « L’OIT ne dispose pas de Rapport 2020 sur le taux de chômage dans le monde ».

« Les statistiques du travail doivent être interprétées en tenant compte de l’ensemble des indicateurs socio-économiques », a-t-il réagi quand nous l’avons interrogé.

Il explique qu’« il n’est pas approprié d’interpréter de façon isolée les statistiques du travail. Compte tenu de cette situation, le BIT ne fait pas de classement de pays sur les indicateurs du marché du travail ».

Yakouba Diallo ajoute que le classement des pays selon les niveaux de chômage ou de sous-emploi doit être interprété en considérant les autres statistiques officielles telles que les statistiques sur l’éducation, la santé, l’économie, etc.

« En résumé, il n’est pas pertinent de classer les pays avec un seul indicateur car la performance du marché du travail doit tenir compte de plusieurs éléments, notamment dans le contexte des pays en développement où l’informalité est élevée ainsi que l’économie de subsistance », a conclu le statisticien du BIT.

Un taux de chômage de 16,02 % en 2019, selon l’ANSD

Dans son article, le site senego.com indique que ce taux de 48% provient de l’OIT, mais le lien vers la source nous redirige plutôt vers un document de la World Population Review intitulé Chômage par pays en 2020. Or, les données qui figurent dans le document en question proviennent du World FactBook 2020 de l’Agence centrale de renseignement des États-Unis (CIA). Africa Check a examiné ce classement de la CIA qui compare des taux de chômage provenant d’années différentes. Par exemple le taux de chômage attribué au Sénégal porte sur l’année 2007, celui du Burkina Faso de 2004 et celui de la Syrie de 2017. Par ailleurs le document ne donne pas de précisions sur la source de ces données.

Tidiane Kamara, ingénieur statisticien-économiste à l’Agence nationale de la statistique et de la démographie du Sénégal, l’ANSD, indique qu’il n’existe pas de chiffres sur le chômage au Sénégal portant sur l’année 2007 : « ce sont les chiffres de 2006 qui sont pris en compte pour cette année. Selon l’enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal, le pays présentait un taux de chômage de 10% en 2006 ».

Ce n’est qu’à partir de 2016 que l’ANSD a commencé à produire des statistiques sur le marché du travail à travers des rapports trimestriels sur le chômage. Les dernières données de l’ANSD sur le travail portent sur l’année 2019.

Ainsi, au premier trimestre 2019, le Sénégal affichait un taux de chômage de 19%. 14,60% au deuxième trimestre, 13,50% au troisième et 17% au quatrième.

Tidiane Kamara explique que la somme des taux trimestriels divisée par quatre, permet d’obtenir le taux de chômage en moyenne annuelle : soit un taux de chômage de 16,02% en 2019.

OIT et ANSD : une différence dans la définition du « chômeur »

Les dernières données complètes (couvrant une année entière) de l’OIT sur le chômage au Sénégal concernent l’année 2015. L’OIT indique que le pays affichait un taux de chômage de 6,8%. Il est précisé que ce sont des chiffres tirés de l’Enquête nationale sur l’emploi de l’ANSD. Or, dans le document cité, le taux de chômage est tablé à 15,7 % (Voir le graphique ci-dessus).

Le département des statistiques du BIT indique que la différence de résultat entre l’OIT et l’ANSD sur le taux de chômage au Sénégal est d’ordre définitionnelle.

« Nous utilisons sur ILOSTAT la définition du chômage qui s’aligne sur les normes internationales définies lors de la Conférence internationale des statisticiens du travail. Dans plusieurs pays, il y a une définition nationale qui n’est pas similaire à la définition internationale. C’est pourquoi les chiffres au niveau national et international peuvent être différents comme dans le cas que vous mentionnez ».

D’après la Résolution concernant les statistiques du travail, l’emploi et la sous-utilisation de la main-d’œuvre, « les personnes au chômage sont définies comme toutes les personnes en âge de travailler qui n’avaient pas d’emploi, ont mené des activités de recherche d’emploi au cours d’une période récente déterminée et étaient actuellement disponibles pour occuper un emploi si une possibilité d’emploi se présente (…) ».

Cette explication du chômeur s’aligne sur celle de l’ANSD, mais la statistique sénégalaise précise que « cette définition standard du chômage, qui met l’accent sur le critère de recherche de travail pouvait s’avérer restrictive dans des pays comme le Sénégal où les moyens conventionnels de recherche de travail sont peu appropriés et le marché du travail largement inorganisé.

Le taux de chômage mesuré dans le cadre de ce rapport est élargi à une composante de la main-d’œuvre potentielle. Ainsi, les personnes sans emploi, qui sont disponibles, mais ne recherchent pas un emploi pour certaines raisons jugées indépendantes de leur volonté sont comptées parmi les chômeurs ».

Yakouba Diallo, statisticien principal au bureau du BIT à Dakar confirme que, « la différence dans le résultat sur le « chômage » se situe dans l’interprétation des critères inclus dans la définition de ce qu’est « un chômeur ».

« S’il y a une différence pour classer les personnes en emploi et les personnes sans emploi, il y aura une différence dans le taux de chômage », conclut-il.

Le Professeur Abou Kane, chef du département économie à la Faculté des sciences économiques et de gestion (FASEG) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar soutient que, la définition du chômage par le BIT n’est pas opérationnelle dans nos pays compte tenu de l’absence de structures d’intermédiation suffisantes à même d’enregistrer tous les demandeurs d’emploi.

« Cette méthode donne des résultats en-deçà de la réalité; même si le taux de 48% me semble excessif et impossible à obtenir avec la méthode du BIT. En fait, il y a des gens que nous considérons comme des chômeurs et qui ne le sont pas au sens du BIT », argue Pr Kane.

De l’interprétation des statistiques de l’OIT sur le chômage

« Il est important de faire attention avec les statistiques d’ILOSTAT », recommande Yakouba Diallo du BIT. Il invite à distinguer les statistiques basées sur les données d’enquête de celles issues de la modélisation (ILO modelled estimates).

« Les statistiques issues de la modélisation (ou obtenues à l’aide des modèles économétriques) se réfèrent à des hypothèses. Les résultats devraient être utilisés avec précaution car il y a des hypothèses à respecter », relève Yakouba Diallo.

Par exemple, il explique que le taux de chômage de 2015 est basé sur les données de l’enquête de l’ANSD sur l’emploi de 2015 alors que le taux de chômage de 2019 a été obtenu à partir de la modélisation, car le BIT ne dispose pas encore des données de l’enquête emploi de l’année 2019.

« Sur le site du BIT, il est mentionné ILO modelled estimates pour indiquer que les statistiques sont basées sur la modélisation économétriques et non les données d’enquête », étaye le statisticien.

Conclusion : les données disponibles ne confirment pas le taux de chômage et le classement indiqués par certains médias

Le quotidien sénégalais Vox Populi a indiqué que le Sénégal est le troisième pays au monde où le chômage est le plus élevé, avec un taux de chômage de 48%. L’information, reprise par plusieurs médias, a été présentée comme émanant de l’OIT.

Or, l’OIT ne fait pas de classement de pays sur les indicateurs du marché du travail.

Secundo, les dernières statistiques complètes de l’OIT sur le chômage au Sénégal portent sur l’année 2015 et indiquent un taux de chômage de 6,8%. Tandis que les données les plus récentes de la statistique du Sénégal indiquent que le taux de chômage dans le pays est d’environ 16,02% en 2019.

Par ailleurs, il est à noter que, si l’OIT et l’Agence de la statistique et de la démographie du Sénégal utilisent la même méthode de calcul du taux de chômage, les résultats sont souvent différents d’une entité à l’autre à cause d’une différence dans l’interprétation du statut de chômeur.

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