CULTURE / ART

EMMANUEL MACRON S’EST INCLINÉ DEVANT PAUL BIYA

L’écrivain et universitaire camerounais Eugène Ebodé est né à Douala il y a soixante ans. À la sortie de son roman Brûlant était le regard de Picasso (Gallimard, en 2021), Eugène Ébodé avait interpellé le président Emmanuel Macron au sujet du portrait de Mado, surnom de Madeleine Petrasch, dont il raconte l’histoire vraie et romanesque.

Née des amours d’une servante camerounaise et d’un expatrié suédois, celle qui était devenue l’amie d’artistes tels que Picasso, Matisse, Chagall ou Dali avait été témoin de l’arrivée des troupes du général Leclerc à Douala, d’où de Gaulle avait débuté sa contre-attaque contre l’Allemagne nazie.

Ébodé voulait raviver cette mémoire positive. Les services de la présidence lui avaient écrit, puis, plus rien… Un regret pour lui. Administrateur depuis quelques mois de la nouvelle chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du royaume du Maroc, le jeune sexagénaire publie en octobre prochain Habiller le ciel, un récit autobiographique mettant en lumière une femme qui, ne sachant ni lire ni écrire, a pourtant grandement contribué à faire de lui l’écrivain qu’il est devenu : sa mère, décédée en 2020. Un hommage aussi à toutes les femmes qui passent trop souvent sous les radars de l’actualité.

Jeune Afrique : Le président français Emmanuel Macron vient d’effectuer une tournée en Afrique dont le Cameroun aura été la première étape, controversée. Quel est votre regard sur cette visite ?

Eugène Ébodé : Cette visite n’est pas surprenante en soi même si, lors du sommet du Montpellier, Emmanuel Macron a donné l’impression que les chefs d’État étaient devenus infréquentables. Cette tournée africaine du président français intervient cependant dans un contexte particulier de crises mondiales multiformes, l’une d’elles étant la guerre en Ukraine, qui a contribué à démontrer que l’Afrique restait à séduire.

Ainsi, lors du vote de la résolution des Nations unies visant à condamner l’invasion russe, les abstentions africaines ont surpris ceux qui pensaient que « l’Afrique de papa » suivrait le camp occidental. Si vous y ajoutez la contestation des alliances militaires avec la France dans les États francophones jadis considérés comme terrain conquis par l’ancienne puissance coloniale, la situation géopolitique n’est pas en faveur de l’Hexagone.

Cette tournée africaine d’Emmanuel Macron révèle donc le désir de la France de passer à l’offensive face à la progression de la Russie en Afrique, et notamment à ses performances sur le plan militaire (vente d’armes) comme sur les accords strictement liés à une coopération militaire plus politique.

J.A : Êtes-vous de ceux qui considèrent que la diplomatie de Yaoundé a marqué des points?

La France est venue à elle, avalant tous ses chapeaux moralisateurs : droits de l’homme, État de droit, gouvernance, crise anglophone… Emmanuel Macron, qui prétendait donner des leçons à Paul Biya, s’est incliné devant lui.

J.A : Justement, comment analysez-vous la tenue à l’écart de l’opposition camerounaise lors de cette visite?

EE : C’est l’abandon en rase campagne des idéaux proclamés comme critères pour qu’un régime soit fréquentable. La France a toujours défendu les droits humains et la liberté d’opinion. Comment comprendre qu’Emmanuel Macron n’ait pas jugé utile de s’entretenir avec ceux qui se présentent comme les contradicteurs du régime de Yaoundé ? Son refus de les rencontrer est une faute.

Il signe, tactiquement et petitement, la fin de l’outrecuidance française. La France donneuse de leçons sur tout et partout replie son drapeau et devrait tourner cent fois sa langue dans la bouche avant de parler.

Cela étant, le nouvel exercice de sobriété et de profil bas n’est pas encore totalement assimilé par Macron. Cela s’est vu lors de la conférence de presse conjointe qu’ont donnée les deux chefs d’État, à Yaoundé.

J.A : Dans quelle mesure ?

EE : Je parle de la sortie du président français sur « les deux Russie ». Emmanuel Macron s’est cru obligé de critiquer Moscou, donnant ainsi l’impression d’admonester ceux qui « pactisent » avec une « Russie aux deux visages ». L’une, officielle et fréquentable, l’autre, wagnérienne et abjecte.

La présence dans la région, au même moment, de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, est sans doute pour beaucoup dans cette attaque que j’estime inutile.

Le président camerounais a sobrement rappelé les principes de légitimité qui encadrent les rapports étatiques. En creux, il a indiqué que le monde instable, le recul de la superpuissance américaine et l’effacement de l’Europe comme interlocuteur politique fiable, avait redistribué les cartes. Nous sommes à l’ère des coalitions multiples. La Russie le démontre en poussant ses pions en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient.

J.A : On peut néanmoins déplorer que le président Paul Biya ait éludé la question sur la succession à la tête de l’État camerounais…

EE : J’aimerais bien qu’il y ait une alternance à la tête de l’État camerounais. Mais mon vœu personnel ne peut se substituer à celui de millions de Camerounais. C’est à eux d’en décider.

J.A : Une annonce importante a été faite au cours de cette conférence de presse : la création prochaine d’un comité d’historiens et l’ouverture des archives pour faire la lumière sur les atrocités liées à la guerre d’indépendance au Cameroun. C’est plutôt positif, non?

EE : On n’a pas besoin d’attendre les résultats des travaux des historiens pour savoir que des crimes ont été commis et des spoliations graves et avérées, accomplies. Tout cela est documenté. C’est l’étendue des ravages qui doit être exposée, pas l’idée de ravage elle-même.

Il faut donc sans attendre agir comme l’a fait le Pape, il y a quelques jours, devant les communautés indiennes violentées au Canada : dire clairement son dégoût et exprimer sa réelle contrition.

Par ailleurs, évoquer les atrocités de la guerre d’indépendance au Cameroun est forcément appréciable. Mais il s’agissait d’un système colonial et c’est ce système qu’il convient de condamner en bloc et sans ambages. Il faut donc veiller à une déclassification de toutes les archives de l’empire colonial. La Guinée des années 1958 à 1984 mériterait aussi une déclassification des dossiers afin de comprendre ce qui s’est passé après le « Non » au référendum gaulliste.

J.A : Comme lors du sommet de Montpellier – que vous aviez fustigé –, Emmanuel Macron s’est entretenu avec la société civile. Diriez-vous encore qu’il s’évertue à disqualifier le politique?

EE : Les nations sont des blocs, et toute approche qui consiste à diviser les acteurs procède de la logique coloniale. La France adore ce mécanisme qu’elle a toujours pratiqué car il lui réussit à merveille. Les jeunes Africains sont choyés, car on veut surtout les maintenir chez eux. On fait mine de s’intéresser à eux alors qu’on s’en sert comme variables d’ajustement dans de petits jeux politiciens.

Et les vieux ? On s’en fiche. On crée ainsi, à l’intérieur même de pays souverains, une ségrégation inique selon l’âge et possiblement le sexe. Que Monsieur Mbembe s’en contente pour une Maison de l’Afrique à Paris est un problème. Il met en œuvre une démarche opportuniste qui favorisera une mendicité déguisée et une certaine forme de clientélisme.

J’ai dénoncé cette démarche lors du sommet de Montpellier. Je dénonce aussi cette approche individualiste dans laquelle se vautre l’intellectuel africain dans mon roman Brûlant était le regard de Picasso (Gallimard, 2021). Je l’assimile à l’une des maladies infantiles de l’intelligentsia africaine.

J.A : Où la verriez-vous, cette Maison de l’Afrique ?

EE : La véritable Maison de l’Afrique doit se trouver en Afrique, dans chaque État. Elle célèbrerait ainsi le prodigieux multiculturalisme africain, la vitalité et la diversité des langues et des cultures africaines, la richesse absolument bouleversante de son histoire, de son legs historique et de ses paysages. C’est par ce multiculturalisme pris comme atout et exposé que les Africains cesseront les jérémiades. Ils souffrent de la grande méconnaissance qu’ils ont d’eux-mêmes, du Nord au Sud du continent.

L’Union africaine devrait se saisir de cette affaire et, avec les industriels africains, réaliser la mutualisation des efforts pour créer ces lieux. Les populations africaines aspirent à un modèle de représentation autre que celui validé par l’extérieur.

C’est la raison pour laquelle il faut apprécier la démarche macronienne de restituer le patrimoine volé, mais il faut restituer tout le patrimoine, pas le faire au compte-gouttes.

J.A : Selon vous, ce patrimoine restitué doit être rechargé et spirituellement revitalisé. Comment?

EE : Par des rites labellisés et convenablement pensés. Une commission panafricaine doit y réfléchir avec des conservateurs, des historiens, des écrivains et des anthropologues de tous horizons pour une humanité réconciliée.

À Rabat, la création par l’Académie du royaume du Maroc d’une chaire des littératures et des arts africains, en mars dernier, est un pas prodigieux vers le dépassement de la fracture et des tristes héritages coloniaux et linguistiques. Unir l’Afrique, c’est la détacher de toute idée qu’elle est vouée à la mésalliance et à l’incapacité de conduire elle-même ses propres affaires.

Monsieur Macron conduit les affaires de la France. Aux Africains de conduire eux-mêmes les leurs ! Ils en sont capables, n’en déplaisent aux nihilistes qui hier citaient Frantz Fanon pour mieux le trahir aujourd’hui.

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