En Côte d’Ivoire, un processus électoral sous surveillance internationale

A onze mois de la présidentielle d’octobre 2020, les partenaires extérieurs s’inquiètent des tensions qui montent entre le pouvoir et l’opposition.
Ce soir-là, samedi 16 novembre, à Yopougon, il flottait comme un air de déjà-vu. Ou plutôt de déjà entendu. A’Salfo, le chanteur du groupe Magic System, entonnait certains de ses titres les plus célèbres devant des milliers d’habitants de ce quartier populaire d’Abidjan. Mais avant de reprendre Tikilipo (« Politique » en verlan), son tube écrit quinze ans plus tôt avec l’icône nationale Alpha Blondy pour apaiser les esprits durant la crise politico-militaire, la star du zouglou s’est tournée vers un barnum qui faisait face à la scène pour interpeller ceux qui s’y trouvaient : « Messieurs les responsables politiques, ce peuple ne doit plus pleurer, il doit rester dans la joie, dans la paix. »
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Ce message a rythmé chacune des étapes de la tournée baptisée UE Magic Tour, financée par l’Union européenne et qui s’est étirée sur un mois et 2 400 kilomètres à travers le pays. Dans chaque ville, « c’est la paix qui s’est imposée comme la thématique centrale des échanges avec les populations », indique A’Salfo. C’est donc à nouveau la paix qu’il invoque ce soir-là, aux côtés de Jobst von Kirchmann, l’ambassadeur de l’Union européenne en Côte d’Ivoire, pour réunir sur scène à l’issue du concert les responsables des différents partis politiques pour une photo de famille « historique ».
Un message au gouvernement
De paix, il en a aussi beaucoup été question ces dernières semaines dans les échanges entre la Côte d’Ivoire et ses partenaires multilatéraux, alors que le climat politique se crispe à moins d’un an de l’élection présidentielle. Depuis début novembre, coup sur coup, deux délégations des Nations unies se sont succédé à Abidjan. Pour la première d’entre elles, venue dans le cadre d’une mission conjointe, il s’agissait officiellement d’étudier l’éligibilité de la Côte d’Ivoire à un fonds de consolidation de la paix, doté de 52 millions d’euros chaque année.
Dans les faits, « les discussions autour du fonds ont été un moyen de faire passer un message clair au sujet du processus électoral : en l’état actuel, ça n’est pas bon, explique un diplomate. On a été un peu surpris : le “tout va bien” habituel du gouvernement s’est transformé en “c’est vrai que c’est un peu tendu entre les différents leaders politiques et ce n’est pas de bon augure”. »
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Pour les partenaires internationaux, il est impératif de s’assurer que le processus électoral est accepté par l’ensemble des forces de la vie politique ivoirienne. Car, à ce stade, la Commission électorale indépendante (CEI), qui va régir une partie de ce processus, est vilipendée par tous. « Cette CEI va brûler la Côte d’Ivoire », déclarait récemment depuis l’étranger Guillaume Soro, ancien président de l’Assemblée nationale et désormais candidat à la présidentielle d’octobre 2020. « Elle est illégale et illégitime », annonçait de son côté le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), formation de l’ancien président et candidat putatif, Henri Konan Bédié.
Récemment réformée et recomposée, avec l’absence remarquée des grands partis d’opposition, la nouvelle CEI n’en finit pas de cristalliser les tensions autant que les inquiétudes. Et pour cause. C’est l’institution mère du processus électoral, garante du calendrier des prochains mois et en charge de la délicate mission de la mise à jour de la liste électorale. « Il n’y a aucune inquiétude à avoir, la révision du fichier aura lieu en mars 2020 », assure Kigbafory Inza, le directeur de la communication de la CEI.
Désamorcer les tensions
Certains diplomates interrogés par Le Monde Afrique ne partagent pas la quiétude du communicant : « D’après certaines estimations, il manque au minimum 3 millions de personnes sur cette liste, certainement beaucoup plus, sans compter toutes celles qu’il faut retirer. Qui peut penser que ça va se faire sans accrocs ni polémiques ? », interroge l’un d’entre eux. Et parmi eux, beaucoup craignent que cette mise à jour contribue à relancer le débat toxique de « l’ivoirité », ce concept identitaire aux relents xénophobes, généralement agité en période électorale pour marginaliser certaines communautés de la nation ivoirienne.
« Les partenaires extérieurs ont de bonnes raisons de tirer la sonnette d’alarme au sujet de la CEI, car c’est le péché originel de ce processus électoral, résume l’analyste politique Sylvain N’Guessan. L’ONU et l’UE ont les moyens en tant que bailleurs de fonds de mettre la pression au gouvernement. » Si la CEI demeure contestée et non consensuelle, « tout le reste sera faussé, toutes les décisions que prendra cette institution seront illégitimes aux yeux de l’opposition. », poursuit-il.
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Invitée sur requête ivoirienne à évaluer les besoins en assistance électorale, une seconde délégation onusienne, plus technique, a rencontré ces derniers jours tous les acteurs politiques, institutionnels et civils pour les écouter et tenter de désamorcer les tensions. « La mission a dit au gouvernement qu’il fallait ouvrir l’espace politique à l’opposition, en élargissant cette CEI à toutes les forces politiques du pays, confie un diplomate onusien. C’est encore possible par décret présidentiel mais, en échange, il faut que l’opposition joue le jeu et accepte de jouer sa partition, ce qui n’est pas gagné tant certains sont engoncés dans des postures politiciennes. »
Si la plupart des diplomates rencontrés estiment que les conditions ne sont pas encore réunies pour des élections « crédibles et transparentes », ils restent cependant optimistes quant à une évolution positive des événements. « Le gouvernement a besoin d’assistance électorale pour légitimer le processus. Ça nous donne un levier de négociation pour apporter plus d’inclusivité au processus électoral », résume, confiant, l’un d’entre eux.
Yassin Ciyow (Abidjan, correspondance)
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