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En Libye, « les garde-côtes sont complices des trafiquants »

En Libye depuis quatre ans, Salif* a tenté six fois de traverser la mer Méditerranée dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Le jeune africain de 19 ans explique à InfoMigrants comment se déroule le départ des côtes libyennes et détaille le rôle trouble des garde-côtes. Témoignage.

« Le prix de la traversée de la Méditerranée est de 3 500 dinars libyens [environ 640 euros, ndlr]. Les tarifs ont augmenté avec la crise sanitaire : avant la pandémie, le montant s’élevait à 2 000 dinars [environ 360 euros, ndlr].

Lorsque la tentative de départ échoue et qu’on retente notre chance rapidement, certains passeurs ne refont pas payer le passage ou alors beaucoup moins cher, soit environ 1 500 dinars [environ 275 euros, ndlr].

Voici comment se passent les tentatives de traversée. Quelques jours avant le lancement, les trafiquants regroupent les migrants dans des bâtiments abandonnés ou des grands espaces extérieurs proches de la mer. Ces lieux, qu’on appelle les ‘campos’, sont généralement éloignés des habitations.

On peut être entre 150 et 200 migrants dans le ‘campo’, dont des femmes et des enfants. Les personnes chargées de nous surveiller et de maintenir l’ordre sont souvent des Africains qui travaillent avec les Libyens. Ils peuvent parfois être encore plus violents que les Arabes.

Là-bas, la vie est très difficile. Les téléphones sont interdits et le silence doit être total. Si on parle ou si on fait du bruit, les surveillants nous frappent violemment. Parfois, nous sommes aussi battus sans raison. Les femmes, elles, sont emmenées loin des regards presque tous les jours. On ne sait pas ce qu’il leur arrive exactement mais je pense que beaucoup sont violées.

Au ‘campo’, les trafiquants nous donnent très peu à manger. Avant d’y être emmené, il faut donc faire des provisions. Moi, j’emmène souvent des biscuits et du pain en quantité suffisante pour tenir plusieurs semaines car on peut y rester longtemps, dans l’attente de bonnes conditions météorologiques. Ce sont les passeurs qui décident de la date du départ.

« Dans l’embarcation, les migrants ont un rôle bien défini »
Le soir du lancement, les trafiquants nous conduisent au bord de l’eau dans des petites voitures ou des bennes, où nous sommes cachés sous des bâches. Sur la plage, il y a entre cinq et dix Libyens. Ce sont eux qui font monter les migrants dans les embarcations.

À l’intérieur du canot pneumatique, les choses sont bien organisées : plusieurs personnes ont un rôle bien défini.

Avant de partir, les passeurs confient un téléphone satellitaire à un migrant parlant arabe. Quelques heures après le départ, les trafiquants le contactent pour s’assurer qu’il n’y a pas de problèmes à bord : que de l’eau n’entre pas dans le canot et que le moteur fonctionne correctement. C’est cette même personne qui contacte également Alarm Phone [plateforme d’aide aux migrants en mer, ndlr]. Lorsque nous sommes encore sur la plage côté Libye, les passeurs nous donnent le numéro d’Alarm Phone et nous conseillent d’appeler le collectif après avoir passé environ cinq heures dans l’eau.

Il y a aussi un migrant chargé de la boussole, qui doit suivre le nord en direction des côtes européennes. La plupart du temps, ils connaissent bien la mer, certains étaient pêcheurs dans leur pays d’origine.

Enfin, trois ou quatre migrants conduisent le bateau à tour de rôle : soit ils ont déjà utilisé ce genre d’embarcations pneumatiques et savent la diriger, soit les passeurs les ont formés quelques jours avant le lancement.

En général, toutes ces personnes ne payent pas la traversée car elles ont de grandes responsabilités : ce sont elles qui prennent le risque de manœuvrer un bateau, elles ont donc notre sécurité entre leurs mains.

« La migration est un business juteux »
Quelques heures après avoir quitté la Libye, les migrants sont souvent arrêtés par les garde-côtes libyens. Quand nous sommes interceptés, il arrive souvent qu’on retrouve à bord de leur navire un ou deux ‘Arabes’ qui nous avaient lancé quelques jours plus tôt. Cela m’est arrivé deux fois. Si on leur dit qu’on les reconnait, ils nous frappent.

Les garde-côtes libyens sont complices des trafiquants, certains travaillent directement avec eux. Ils savent qu’en nous interceptant en mer, ils vont encore récupérer de l’argent via les prisons.

Car quand les migrants sont renvoyés dans un port libyen, ils sont transférés en centre de détention. Là-encore, il faut payer pour en sortir. La somme est de 3 000 dinars libyens [environ 550 euros, ndlr]. D’ailleurs, la première chose que les gardiens nous demandent en arrivant, c’est : ‘Qui a de l’argent pour sortir de prison ?’

Le problème c’est qu’on n’a pas de liquide sur nous car au moment de la traversée on part sans rien. Ceux qui le peuvent anticipent leur arrestation : avant de prendre la mer, ils donnent de l’argent à des amis en Libye au cas où. Ils notent leur numéro de téléphone sur leurs habits ou sur un morceau de papier.

Une fois en prison, les gardiens nous prêtent leur téléphone et on contacte nos amis [d’autres migrants présents en Libye]. Ces derniers donnent la somme demandée à un Libyen qu’ils connaissent, le plus souvent leur bailleur ou un membre de sa famille. C’est lui qui remet l’argent au gardien de la prison en échange d’une commission d’environ 250 dinars [45 euros, ndlr].

La migration est un business juteux. Tout est très bien organisé en Libye.

Depuis que je suis en Libye, j’ai dû dépenser au total environ 10 000 euros, entre les sommes destinées aux passeurs et celles aux gardiens pour mes libérations de prison. »

*Le prénom a été modifié.

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