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États-unis : Toni Morrison, première femme noire prix Nobel de littérature, est décédée

Dans son plus célèbre roman, Beloved, elle raconte la tragédie d’une mère qui tue sa fille pour qu’elle échappe à l’esclavage. Dédié aux «soixante millions de victimes de l’esclavage», ce livre lui vaut de recevoir le prix Pulitzer en 1988.

Prix Nobel de littérature en 1993 (le premier remis à une écrivaine noire), prix Pulitzer pour Beloved en 1988, l’auteure américaine Toni Morrison est décédée lundi au Montefiore Medical Center de New York, selon des déclarations de ses proches et de son éditeur Alfred A. Knopf. Elle avait 88 ans.

Sans attendre une réaction de Donald Trump, l’ancien président Barack Obama a salué sur Twitter «un trésor national, aussi bonne conteuse, aussi captivante en tant que personne qu’elle l’était dans son oeuvre». «Son écriture représentait un défi magnifique et plein de sens pour notre conscience morale et notre imaginaire. Quel cadeau d’avoir pu respirer le même air qu’elle, ne serait-ce qu’un moment», a-t-il ajouté.

Tous les prix Nobel de littérature ne sont pas célèbres. Toni Morrison, comme Günter Grass ou Doris Lessing, était connue dans le monde entier. Petite-fille de fermiers de l’Alabama, issue d’une famille noire ouvrière catholique de quatre enfants, née le 18 février 1931, à Lorain dans l’Ohio, Chloe Anthony Wofford se passionne très tôt pour la littérature. Elle suit des études à Howard University (Washington) puis à Cornell University où elle soutient une thèse sur le thème de la folie dans l’œuvre de William Faulkner et de Virginia Woolf. Elle enseigne ensuite au Texas puis à l’université de Howard, alors réservée aux Noirs. En 1958, elle épouse l’architecte jamaïcain Harold Morrison, avec qui elle a deux fils, Harold et Slade. Le mariage est brisé en 1964. Son emploi du temps de l’époque est bien rempli.

Quand elle ne se consacre pas à l’écriture, elle occupe à New York un poste d’éditrice chez Random House, où elle est en charge de la littérature noire. Elle publiera, par exemple, les autobiographies de Mohammed Ali et d’Angela Davis mais aussi des anthologies comme The Black Book en 1973. Son premier roman, L’Œil le plus bleu(publié en France chez Bourgois, comme tous ses autres titres), touchante histoire d’une petite fille noire qui rêve de ressembler à Shirley Temple, paraît en 1970. Morrison considérera toujours ce premier livre dans lequel l’héroïne sombre dans la folie comme son livre le plus pessimiste. C’est un échec puisque seulement 700 exemplaires du roman sont achetés. Le second, Sula, est sélectionné pour le National Book Award. Ce n’est qu’avec son troisième roman, Le Chant de Salomon(1977), ample saga sur le retour au Sud et aux racines, couronnée par le National Book Critic Circle Award, que Morrison accède à la célébrité.

Le triomphe international arrive dix ans plus tard avec Beloved, l’histoire atroce d’une ancienne esclave qui préfère tuer sa fille plutôt que de la voir subir le même sort qu’elle. Ce roman dédié aux «soixante millions de victimes de l’esclavage» lui vaut de recevoir le prix Pulitzer et une volée de bois vert de certains critiques qui n’y voient qu’une «description outrancière d’un holocauste noir» visant à remporter le «concours de martyrologie».

De cette époque sans doute naîtra sa réputation de femme de caractère, peu commode, idole de la communauté black, n’hésitant pas à affirmer que les Blancs ne sont pas un sujet pour ses livres: «Je n’ai jamais trouvé une histoire impliquant un Blanc qui soit intéressant pour moi.»

«Le bonheur ne m’intéresse pas dans mon travail. Ce qui m’intéresse, c’est la survie»

En 1993, l’année qui suit la publication de Jazz, son sixième roman, sa vie et sa carrière sont bouleversées lorsque l’académie royale de Suède lui décerne le prix Nobel de littérature saluant ainsi une œuvre qui «brosse un tableau vivant d’une face essentielle de la réalité américaine». Morrison devient ainsi le premier écrivain noir récompensé par le Nobel et la huitième femme à obtenir la récompense suprême des lettres en près d’un siècle. L’écrivain devient alors une sorte de monument qu’on visite et interroge avec crainte tant sa silhouette, son regard en imposent. Elle est cet auteur qui déclare: «Le bonheur ne m’intéresse pas dans mon travail. Ce qui m’intéresse, c’est la survie.» Elle ajoute: «J’écris dans ce que l’on pourrait appeler le mode tragique dans lequel apparaît une forme de catharsis et de révélation ; entre les deux, il y a un grand nombre de variations possible.»

Grâce à son amie, la toute-puissante prêtresse de la télévision Oprah Winfrey, qui produit et joue dans l’adaptation de Beloved, le roman se vend à près d’un million d’exemplaires.

Paradis, son septième titre, qui commence par cette phrase choc: «Ils tuent la jeune Blanche d’abord», se vendra à plus de 700.000 exemplaires aux États-Unis mais l’accueil critique sera mitigé. Le New York Times, par exemple, n’hésitera pas à qualifier le roman de «lourd pensum maladroit et schématique totalement dépourvu de magie littéraire… rempli de clichés et de procédés». La rebelle Toni s’en moque bien. Elle est invitée partout dans le monde à donner des lectures de sa voix puissante et n’hésite pas à intervenir sur la scène politique. Lorsque Bill Clinton est la cible des plus virulents des Républicains, Morrison prend sa défense parce qu’il est, à ses yeux, «le premier président noir des États-Unis» et rassemble sur sa personne «tous les traits distinctifs de la “noirceur”: pauvre, milieu ouvrier, famille monoparentale brisée, sudiste, amoureux du saxophone et du McDonald.»

Elle sera beaucoup plus sévère avec George Bush fils. Après le choc du 11-Septembre, sa colère éclate: «Je n’ai pas entendu un seul responsable politique proposer de réfléchir à la politique américaine. D’essayer de comprendre comment nous en étions arrivés là. Il n’y a eu ni temps de réflexion ni temps de deuil. Non, nous n’avons entendu parler que du krach économique à éviter, du shopping. (…) En fait, nous n’avons pas été traités en êtres humains, en citoyens blessés, mais en agents économiques. Je trouve tout cela obscène», déclare-t-elle dans Le Monde 2en 2004. Toni Morrison est également l’auteur de poèmes, d’une comédie musicale, d’une pièce sur Martin Luther King (Dreaming Emmet) ainsi que d’un essai sur les Noirs dans la littérature américaine (Playing in the Dark).

En novembre 2006, elle est «conservatrice invitée» au Louvre, où elle ouvre un cycle de manifestations mêlant littérature, peinture, danse et musique autour du thème «Étranger chez soi», sur lequel elle a travaillé deux ans avec les équipes du musée parisien. «Ce thème, je le connais bien pour l’avoir exploré dans mon œuvre et dans mon travail de professeur à Princeton.» En 2008, elle apportera tout naturellement son soutien au candidat démocrate Barack Obama, non pas à cause de la couleur de sa peau mais parce qu’il possède «une imagination créatrice qui, associée au brio, égale la sagesse». Le 3 novembre 2010, la romancière américaine recevait des mains du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand l’insigne d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur.

Par Regardsurlafrique Avec lefigaro – Bruno Corty

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