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Forces spéciales françaises en Syrie: «nous sommes pris au piège par nos propres alliés»

Nouveau revers en Syrie pour la France? Après le retrait des derniers soldats américains face à l’avancée turque, la France est contrainte à un redéploiement de ses forces spéciales et appelle Moscou à l’aide. Une situation qui résulte du «paradoxe absolu» dans lequel Paris a inscrit sa politique étrangère en Syrie.

La France reste très discrète sur les effectifs de ses forces spéciales présentes sur le terrain ainsi que sur leur mission, se résumant à répéter que ces troupes d’élite agissent dans le cadre de la coalition internationale contre Daech*, pilotée par les États-Unis.

Depuis un conseil de défense restreint qui s’est tenu dans la nuit du 13 au 14 octobre, dans la foulée d’une rencontre entre Emmanuel Macron et Angela Merkel, l’Élysée évoque –toujours de manière laconique– un redéploiement de ses forces présentes dans nord de la Syrie. Une annonce qui, au-delà de l’avancée des Turcs en Syrie, correspond à celle de Washington de retirer de la région ses troupes restantes. Une présence américaine dont étaient particulièrement dépendantes les forces françaises. Emmanuel Dupuy, Président de l’IPSE (Institut Prospective & Sécurité en Europe), revient à notre micro sur ce piège, américain.

Sputnik: Quelles sont les réelles raisons de la présence des forces spéciales françaises en Syrie? N’était-ce pas, entre autres, d’empêcher ce qui est en train de se passer, à savoir les Turcs d’attaquer les bastions Kurdes dans le nord du territoire syrien? C’étaient d’ailleurs les Turcs qui avaient révélé leur présence au printemps 2018.

Emmanuel Dupuy: «La présence des forces spéciales françaises n’avait absolument aucune condition de cette nature, puisque la France récuse l’opération turque, en rappelant qu’elle remet en cause la lutte contre Daech*, pour reprendre les mots du ministre des Affaires étrangères paru ce mardi dans le Figaro. Donc la France n’était pas là pour lutter contre la Turquie, mais pour éradiquer les dernières poches de résistance de Daech.

Maintenant, je ne suis pas tout à fait certain que la France redéploie ses troupes en Syrie. Je crains fort qu’en l’absence d’un soutien américain –puisque les Américains ont décidé de quitter le territoire syrien– la France, comme d’autres nations qui ont des forces spéciales –je pense notamment aux Allemands– va être obligée elle aussi de se redéployer, non pas de manière volontaire, mais quasiment obligée.

Imaginez qu’hier, près de Kobané, un hélicoptère de la coalition contenant des forces spéciales françaises a été pris pour cible par les forces turques et les Français ont dû répliquer. Ce qui, si c’était confirmé, serait une première: deux pays de l’Otan se faisant face et accessoirement tirent l’un contre l’autre en situation « de légitime défense ».»

Sputnik: Dans une telle situation chaotique, quelles options s’offrent aujourd’hui aux forces françaises? Se replier sur le territoire Irakien voisin?

Emmanuel Dupuy: «Je ne vois pas comment, s’il n’y a pas une mobilisation internationale imposant l’arrêt de l’offensive turque, les Français peuvent rester entre deux feux ou rester l’arme au pied. Cela voudrait dire que la France observe le massacre des Kurdes, cela voudrait dire que la France se laisse “dicter son agenda”. Je ne vois pas d’autre agenda que de faire comme les Américains. Ce n’est pas un agenda voulu, mais un agenda subi, ce qui prouve à quel point l’action de la France en Syrie compte peu… Si peu que nous soyons obligés de demander à Vladimir Poutine de tout faire pour essayer de convaincre Erdogan d’arrêter son offensive: c’est ce que Paris a demandé à Vladimir Poutine. Et on apprend qu’Emmanuel Macron aurait appelé Donald Trump pour faire la même chose…

Donc on voit bien que notre action diplomatique est réduite à néant, que notre présence militaire devient de facto un facteur d’insécurité pour nos propres troupes qui, bien évidemment, ne tireront pas. Si elles étaient toutefois obligées de le faire, elles le feraient en légitime défense, mais feraient tomber 50 ans de principes de sécurité collective.

Encore une fois, c’est sans doute une provocation de la part des Turcs, qui n’iront pas jusqu’à cette extrémité, mais je ne vois pas comment la France pourrait encore maintenir ses forces spéciales sur le territoire syrien dans la configuration où la Turquie maintiendrait son offensive. Nous sommes dans une situation totalement ubuesque, où la France en est à s’en remettre à l’armée syrienne pour essayer de contenir ou d’empêcher la pénétration truque, qui correspond au pire scénario.»

Sputnik: Que pensez-vous de cette demande française à l’égard de la Russie?

Emmanuel Dupuy: «Je la vois positive, confirmant la nécessité de travailler davantage de concert avec la Russie dans le cadre de la nouvelle architecture de sécurité que l’on veut pour l’Europe. La Russie est exemplaire de ce point de vue là. Il est d’autant plus exemplaire que nous attendons que l’initiative française et allemande de s’associer via le “Small group” au processus d’Astana se réalise. Ça, c’est sur le plan diplomatique.

Sur le plan militaire, je ne dis pas qu’il faille indiquer à la Russie ou à la Turquie où sont nos positions, ce serait un trop gros cadeau à faire, mais bien évidemment nous sommes obligés de tenir compte d’une évolution sur le terrain, un changement stratégique que nous n’avons pas voulu, mais dont nous sommes obligés de tenir compte.

J’espère que Vladimir Poutine a encore la capacité de faire plier le Président Erdogan, mais je pense que Vladimir Poutine n’est pas seul à devoir et à pouvoir parler au Président turc. L’Iran a été assez clair, par la voix de Mohammad Djavad Zarif [ministre iranien des Affaires étrangères, ndlr.], qui a fait une interview à ce sujet il y a deux jours en évoquant la nécessité d’une position commune de la communauté internationale. Il a mis en avant que c’est sans doute la Russie qui devait prendre le leadership de cette initiative, étant donné que les Américains ont, semble-t-il, déjà accepté l’agenda turc, ce qui ne semble pas encore être le cas des Russes. Jusqu’à présent, ils n’ont pas bougé, mais le signal pourrait être celui de faire venir l’armée syrienne, qui serait sans doute de nature à changer les velléités de prolongation de la Turquie dans le territoire syrien.

Sputnik: Cette attente de la France vis-à-vis de la Russie peut apparaître, pour certains, assez étonnante… En reprenant les pourparlers d’Astana que vous évoquez, rappelons qu’au-delà de refuser d’y prendre part, les Occidentaux avaient tenté de les faire échouer.

On n’oublie également pas les positions particulièrement hostiles du Quai d’Orsay et de l’Élysée, à l’égard de Moscou, lorsque les Russes avaient rejoint le théâtre d’opérations syrien. Des sanctions avaient même été brandies contre la Russie pour cela et aujourd’hui on les appelle à l’aide?

Emmanuel Dupuy: «Le paysage stratégique est dans une évolution telle que le Président Macron a bien voulu le prendre en compte en faisait un coin– au sens propre du terme– avec la stratégie erronée ou fallacieuse d’un certain nombre de responsables français, qui partaient du principe que nous devions soutenir ceux qui accessoirement ne sont pas forcément les maîtres du terrain. Inutile de rappeler que l’offensive syrienne fait que le gouvernement syrien, qu’on soit d’accord ou pas avec lui, a regagné des territoires. De ce point de vue, notre agenda, qui jusqu’à présent se bornait à dire que nous étions en Syrie pour lutter contre Daech, vient se heurter frontalement a cette réalité, qui fait que ceux que nous étions appelés à soutenir pour lutter contre Daech ne font pas appel à nous, car ils savent bien que nous sommes incapables de les défendre, mais font appelle à celui [Bachar el-Assad, ndlr] que précisément nous avions désigné comme étant de nature à déstabiliser le pays.

On est dans le paradoxe absolu, qui montre la quintessence de notre inaction. Nous n’avons pas autre chose à faire que de devoir nous ranger derrière celui qui est le seul en capacité de faire plier le Président turc et ce ne sont les États-Unis, ce n’est pas l’Allemagne, ce n’est même pas nous-mêmes, c’est la Russie.»

Sputnik: En parlant de paradoxe, nous avions soutenu les Kurdes, leurs représentants avaient d’ailleurs été reçus à l’Élysée en mars 2018 –s’en était suivi un couac diplomatique lorsque plusieurs d’entre eux avaient dit que Paris enverrait des troupes «défendre» Minbej contre les Turcs. De l’autre côté, nous avons toujours cherché à ne pas froisser Ankara, notamment lorsque la Turquie soutenait des groupes djihadistes dans la poche d’Idlib. La France ne paie-t-elle pas aujourd’hui son double jeu en Syrie?

Emmanuel Dupuy: «La France a toujours fait double jeu en Syrie, ce n’est pas cette situation qui la rend encore plus en parfaite contradiction avec la réalité stratégique vue par d’autres. Ce qui change la donne, c’est que premièrement les Américains ne nous soutiennent plus, deuxièmement que les Américains ont décidé de s’occuper que d’eux-mêmes. D’une certaine façon, s’il y avait eu responsabilité ou un double jeu, il n’est pas français, ni même turc, il est américain!

Il est américain, en partant du principe que nous nous étions collectivement engagés dans une coalition internationale. Nous étions dans une logique de convergence diplomatique pour faire passer l’idée qu’à côté de l’intervention soutenue par les pays de la Ligue arabe, qu’à côté de l’intervention soutenue par la Russie, il y avait une coalition internationale. Celle-ci a volé en éclats à partir du moment où le Président américain a dit qu’il s’en remettait à l’agenda turc. De ce point de vue là, oui, nous sommes pris au piège par nos propres alliés aussi. »

Sputnik: Donc finalement, au-delà des Kurdes, les Français sont aussi lâchés en rase campagne par les Américains?

Emmanuel Dupuy: «C’est précisément ce que je dis. Les Kurdes ont été lâchés par tout le monde dès le début. Ce n’est pas parce que les forces françaises étaient présentent au Kurdistan qu’on allait assurer la sécurité, voire assumer l’indépendance du Rojava syrien. Je pense que ce n’était ni dans l’intérêt des Turcs –évidemment– ni dans l’intérêt même du régime de Bachar el-Assad, qui voyait ça d’un mauvais œil. Maintenant, la donne a totalement changé. Là où nous étions dans un double agenda de lutte antiterroriste et de protection –il ne faut pas l’oublier– de milliers de combattants étrangers qui ont été arrêtés par les Forces Démocratiques Syriennes et accessoirement sous bonne garde… jusqu’à présent.

Un débat existe sur le fait qu’ils ont été obligés de relâcher la pression et donc cela a provoqué le départ induit par cette plus faible mobilisation militaire, mais certains vous diront que les Kurdes l’ont fait exprès pour montrer à quel point nous sommes pris à notre propre piège. En ne soutenant plus les Kurdes, nous libérons nos bourreaux que nous avions demandé aux Kurdes de surveiller. Donc là aussi, le paradoxe s’abat de nouveau sur notre diplomatie quelque peu erratique. Vous avez mentionné la position de Laurent Fabius, cela fait bien longtemps que cette position n’est plus d’actualité: à la position intransigeante à l’encontre de Bachar el-Assad a succédé une politique plus souple vis-à-vis de lui, à laquelle est en train de se substituer une politique de l’inaction, où nous voyons bien qu’après que tout cela sera terminé, les Syriens, les Kurdes et accessoirement toutes les parties prenantes –les Turcs, les Américains et les Russes– pourront à juste titre considérer que ceux qui ont vocation à être le moins impliqué sont ceux qui ont été pris au piège: la France, l’Allemagne et singulièrement les autres pays européens qui soutiennent la coalition internationale.»f

r.sputniknews.com

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