Horizon – Saliou dit Baba Diallo, auteur de «Wolofs et Français en pays Soninké» : «Historiquement, Bakel est une cité wolof»
«Wolofs et Français en pays Soninké», paru le 27 avril 2021 aux éditions L’Harmattan Paris et Dakar, est le titre du livre de Saliou dit Baba Diallo. Docteur en Histoire moderne et contemporaine de l’Université de Poitiers (France), spécialiste des périodes coloniale et postcoloniale, ce natif de Bakel revient sur l’histoire des N’diaye, le «cimetière français» etc.
Dans ce livre, vous parlez de l’histoire du peuplement de Bakel. Traditionnellement, c’est la ville des «N’diaye». Comment et quand a-t-elle été fondée ?
Dans ce livre, j’interroge l’histoire du peuplement ancien de Bakel ainsi que son passé colonial. En effet, Bakel, située le long du fleuve Sénégal à l’extrême est à cheval entre trois pays (Mali, Mauritanie et Sénégal), est une ville chargée d’histoire. Pour mieux comprendre cette histoire, je me suis particulièrement intéressé à deux périodes. La première est qualifiée par certains historiens de «pré-coloniale». Pour le cas de Bakel, celle-ci part de l’éclatement de l’empire du Djolof au 16e siècle et s’achève avec le retour des Français au Sénégal à partir du 19e siècle. J’établis ainsi un lien de causalité entre la dislocation du Djolof et la fondation de Bakel par les N’diaye, une famille wolof originaire du Djolof. En effet, les N’diaye ont effectué une longue migration qui aboutit au Gadiaga après un intermède au Fouta-Toro. Donc historiquement, Bakel est une cité wolof. Même s’il est admis par la mémoire collective que les N’diaye ont trouvé les Wane (une famille Peulh venue de Mboumba au Fouta Toro) sur le site, ce sont eux qui ont non seulement mis en place le pouvoir politique, mais ont confié l’autorité religieuse aux Ba et plus tard aux Kébé. Ainsi, dans la logique de peuplement, le problème n’est pas d’être le premier ou le dernier à occuper un site, mais d’y marquer son empreinte. C’est en cela qu’on peut dire que les N’diaye ont fondé Bakel.
La deuxième période de mon livre s’ouvre à partir de l’année 1886, une date clé dans l’histoire de Bakel parce qu’elle annonce la confrontation entre le marabout et résistant soninké Mamadou Lamine Dramé et les Français. Dans cette guerre, les familles de Bakel ont été dans une situation où la prise de position était inévitable, vu les intérêts politiques, économiques, sociaux et commerciaux en jeu.
Le Pavillon René Caillé et «le cimetière français» marquent le passage des colons dans cette ville de l’est du pays. Que peut-on encore retenir de cette histoire coloniale ?
L’architecture est un indicateur pertinent qui aide à comprendre le passé. Nous avons une chance avec Bakel : l’architecture coloniale a tant bien que mal résisté aux effets du temps. Cette architecture est le symbole d’une politique d’urbanisation particulièrement vigoureuse mise en place par les Français au début du 19e siècle. Celle-ci se matérialise par l’érection du fort, du quartier Guidimpalé, des tours, etc. L’objectif était de proposer un autre modèle urbain différent de celui qu’ils avaient trouvé sur place.
En conséquence, ces infrastructures témoignent du rôle essentiel que Bakel a joué dans le projet colonial dans ses aspects politiques, économiques, commerciaux, culturels et religieux. L’érection du Pavillon René Caillé et du «cimetière français» s’inscrit dans cette politique d’urbanisation coloniale entreprise par les Français depuis le début du 19e siècle à Bakel. En ce qui concerne le Pavillon, je n’ai pas encore de preuve matérielle pour affirmer avec certitude qu’il a été construit par René Caillé, explorateur français. Si c’est le cas, je n’ai pas d’informations précises sur la période, les raisons et l’intérêt de la mise en place de cet édifice. Il est possible qu’il soit érigé par l’Administration coloniale et qu’il soit baptisé à l’honneur de cet explorateur.
A propos du cimetière, construit également au 19e siècle, c’est un véritable lieu de mémoire. Il symbolise la longue cohabitation religieuse et culturelle entre les différentes communautés à Bakel. Voir un «cimetière français» dans une terre acquise pour la cause de l’islam est le signe de l’existence de la tolérance religieuse dans cette région. En réalité, dans ce cimetière, on y retrouve des Blancs, des Noirs, des soldats, des civils, des musulmans et certainement des chrétiens.
Bakel est une ville cosmopolite où vivent Soninkés, Peuls, Bambaras, Wolofs. Les derniers à être cités occupent une place importante, surtout dans le commerce. Comment sont-ils parvenus à s’installer en «pays soninké» ?
Historiquement, Bakel est une ville cosmopolite. La cohabitation entre les différents groupes ethnolinguistiques remonte à une période ancienne. Malgré la prédominance démographique des Soninkés, les autres groupes sont également présents. Le «pays soninké» est par conséquent un espace pluriel. On pourrait même s’autoriser à parler de «multiculturalisme». En effet, il est difficile de dresser un schéma sur l’ordre de succession des différents groupes ethnolinguistiques, sociaux et familiaux en «pays soninké», mais ce qui peut être intéressant à observer, ce sont les logiques de circulation dans le processus d’intégration de ces groupes.
Il y a tellement de brassage entre les familles que toute classification ou séparation ethnique, au-delà de la langue, est quasi impossible. Dans une concession, on pourrait retrouver plusieurs groupes ethnolinguistiques qui font pourtant famille.
Tout cela soulève le questionnement suivant : Comment définit-on l’identité ? Est-ce à travers la langue ? Le patronyme ? La culture ? Le terroir ? L’identité relève-t-elle de quelque chose de figé ou a-t-elle constamment évolué ? Il y a mille et une manières de définir l’identité. Il n’y a pas de critères définis ad vitam aeternam pour appartenir à un groupe. Même s’il en existe, ceux-ci ne sont pas immuables. Certains critères pourraient être valables et valides au moyen âge et ne pas l’être à l’époque contemporaine. Pour le cas de Bakel, j’ai pu observer que c’est l’identité territoriale qui a eu finalement raison sur celle ethnique. Bien qu’étant placé au milieu du «pays soninké», elle a déjoué toute «fidélité» à un projet identitaire communément soninké. Cela est lié à son histoire. Les deux premières familles qui ont occupé le site appartiennent l’une aux Peuls (les Wane) et l’autre aux Wolofs (les N’diaye). Avec le temps, elles sont certes devenues soninkées de par la langue, mais dans les représentations, elles sont toujours renvoyées à leur identité d’origine.
Pour le cas de Wolofs de Bakel, leur processus migratoire est assez singulier. Une première vague migratoire wolof s’effectue durant la période précoloniale avec l’arrivée des N’diaye, fondateurs de Bakel et chefs traditionnels du village. Une deuxième vague migratoire concerne les traitants wolof (originaire en majorité de Saint-Louis, nord du Sénégal), installés à Bakel durant la période coloniale. La présence de cette catégorie était en grande partie tributaire de la traite coloniale. A partir du moment où celle-ci disparaît, la visibilité des traitants s’est considérablement réduite. Néanmoins, quelques familles sont définitivement restées à Bakel.
Depuis les années 1970, on assiste à l’installation des commerçants appelés Baol-Baol, originaires de l’ouest du Sénégal. Ce groupe s’affirme aujourd’hui à Bakel grâce à l’activité commerciale, et sa migration se sédentarise.
En quoi l’histoire de cette ville de Bakel modifie-t-elle le modèle communautaire soninké ?
C’est la question centrale que me suis posé et à laquelle j’ai tenté de répondre dans ce livre. En effet, lorsque j’ai entamé mes recherches en 2008, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise, j’ambitionnais de m’intéresser aux Soninkés, un groupe ethnolinguistique partagé majoritairement entre trois pays (Mali, Mauritanie et Sénégal) et qui compose depuis les années 1960, avec les Toucouleurs et les Manjacks, l’écrasante majorité des travailleurs migrants africains en France. En m’intéressant à cette population à laquelle j’appartiens de fait, je projetais de m’inscrire dans la lignée des travaux de Abdoulaye Bathily sur les Soninkés du Gadiaga.
Toutefois, au fur et à mesure que je progressais, je me suis rendu compte que ce terrain était déjà bien fourni. Sans abandonner la piste soninké, un autre chemin a été parallèlement exploré : celui des autres groupes vivant au sein des Soninkés qui sont certes invisibles, mais restent bien présents dans cette région et curieusement à une période ancienne.
Pendant longtemps, le «pays soninké» a porté l’image d’une terre d’émigration. C’est pourquoi une abondante littérature est consacrée aux espaces investis et/ou conquis par les Soninkés en soulignant éloquemment l’ancienneté, les causes, les mécanismes et les conséquences de leur migration. Si ces travaux sont d’un apport considérable dans l’avancée des connaissances, ils ne mentionnent pas assez la conception de ces villages, c’est-à-dire le mécanisme de fabrique du «territoire soninké» lui-même. Autrement dit, quels sont la part et l’apport des autres communautés dans la construction du «creuset soninké» ? Cette interrogation m’amène à formuler l’hypothèse selon laquelle le «pays soninké» est à la fois un territoire d’émigration et d’immigration. Autrement dit, si les Soninkés ont découvert d’autres contrées, leur terroir a été et est également investi par d’autres communautés sénégambiennes. Ainsi, pour mieux saisir les mécanismes et les logiques de circulation et d’échange entre groupes sociaux en Sénégambie, le choix est porté sur le cas concret de la famille N’diaye de Bakel qui a fait l’expérience de quitter un «territoire wolof», le Djolof, pour se diriger, puis s’installer définitivement dans un «territoire soninké», notamment le Gadiaga à partir de la deuxième moitié du 16e siècle marqué par l’éclatement de l’empire du Djolof.
Ville aux frontières du Sénégal, de la Mauritanie et du Mali. Qu’est-ce que Bakel a reçu de ces pays comme influence culturelle ?
La position géographique de Bakel eut des incidences sur le plan culturel. Dans le passé, Bakel était située au cœur du «pays soninké» qu’elle partage avec le Goye, le Kaméra, le Hayré, le Boundou, etc. Aujourd’hui, elle est à cheval entre trois Etats (Mali, Mauritanie et Sénégal). La culture de cette ville connaît un dynamisme particulier. C’est l’une des cités où on parle plusieurs langues : soninké, peul, wolof, bambara, etc. Cette diversité culturelle est non seulement ancienne, mais elle s’inscrit dans une dynamique harmonieuse. Elle aboutit le plus souvent à des relations matrimoniales, économiques et politiques. Ce sont les mêmes familles que l’on retrouve dans ces trois pays ayant le fleuve en commun. Il y a eu de fortes circulations de marchandises et de personnes entre ces trois espaces. Et les frontières coloniales sont artificielles aux yeux des populations qui préfèrent une appellation locale des anciennes provinces (Gadiaga, Guidimakha, Hayré, Kaméra, etc.).
Pourquoi parler d’intrusions étrangères ?
Au départ, le site de Bakel était sous l’autorité des Bathily, eux-mêmes occupants du Gadiaga au détriment des Siima à la suite de l’éclatement de l’empire du Wagadou-Ghana. Autour des Bathily, d’autres populations ont été accueillies au Gadiaga. Pour caricaturer, chaque groupe est l’«étranger» du groupe qui l’a précédé.
A propos du titre de mon livre, j’ai utilisé le terme «intrusions étrangères» pour faire allusion aux groupes ethnolinguistiques qui ne sont pas des «authentiques soninkés» et qui ont porté l’histoire de Bakel. Il s’agit en l’occurrence des N’diaye et des Français.
Les N’diaye sont arrivés au 16e siècle au Gadiaga. Ils sont originaires de l’empire du Djolof. Après un séjour temporaire au Fouta Toro, ils se sont dirigés vers le Gadiaga. Avec les échanges culturels, politiques et matrimoniaux, les Bathily ont cédé le minuscule site de Bakel dans des circonstances peu claires. A partir du 19e siècle, un autre groupe «étranger» arrive à Bakel : il s’agit des Français. Après avoir acheté les sites qui abriteront le fort et le quartier Guidimpalé au Tounka, ils ont mené une politique urbaine impressionnante, mettant Bakel au-devant de la scène géopolitique de la Sénégambie.
Propos recueillis par Mamadou SAKINE-msakine@lequotidien.sn