ECONOMIE

Inflation persistante et Réserve fédérale non partisane ?

Au mois d’août encore, l’éminent économiste d’Harvard Jason Furman considérait  « l’inflation sous-jacente » aux États-Unis comme « plus susceptible d’augmenter que de diminuer », et indiquait la nécessité pour la Fed de « maintenir son plan de hausses rapides des taux d’intérêt ». « La persistance des gros titres ne signifie pas nécessairement la persistance des augmentations de prix », et peut-être que « la grande peur de l’inflation est déjà derrière nous », avais-je pour ma part expliqué.
Je n’étais pas seul à le penser. Il y a environ un an, les économistes professionnels de la Fed semblaient aboutir à une prédiction similaire. L’éminent économiste d’Harvard Kenneth Rogoff avait vivement critiqué  en mai 2022 leur conception selon laquelle le choc des prix était transitoire, ce à quoi j’avais rétorqué  que la Fed employait des « techniciens raisonnables », « peut-être profondément convaincus d’un retour de la stabilité des prix (aux nouveaux niveaux) ».

Le récent indice des prix à la production vient appuyer cette idée. Selon Reuters  : « En excluant l’alimentaire et l’énergie, les prix des biens ont diminué de 0,1 %, à la suite d’une interprétation inchangée en septembre. Le rapport du département de la semaine dernière sur l’inflation des prix à la consommation démontre également une diminution des prix des produits en octobre ». Qui avait raison ? Nous avions raison.

À partir de février 2021, l’ancien secrétaire du Trésor américain et économiste d’Harvard Lawrence H. Summers  n’a cessé de parler d’inflation. À l’époque, les arguments de Summers se fondaient  (étrangement) sur l’inquiétude autour d’un excès d’épargne, sur les « achats de dette par la Réserve fédérale », ainsi que sur une « hausse fulgurante des prix des actions et de l’immobilier ». Il ne s’est en revanche pas concentré sur le prix du pétrole, qui a triplé en 2021, puis atteint à nouveau un pic au printemps et à l’été 2022.

Je ne suis pas une colombe de l’inflation, mais je préfère les politiques anti-inflation  qui fonctionnent réellement. En juin 2021, je concédais  l’apparition à l’horizon de certains risques liés aux prix, notamment de risques issus de « la spéculation financière autour du pétrole, des métaux, du bois de construction, etc. ». Je soulignais également qu’un plus haut niveau de taux d’intérêt ferait augmenter les coûts pour les entreprises, lesquelles reporteraient ensuite ces coûts sur les consommateurs, assombrissant le paysage des prix à court terme.

La croisade du président de la Fed Jerome Powell contre l’inflation a débuté en janvier 2022, ce qui m’a conduit à formuler une mise en garde  : « Lorsque les emprunteurs comprennent que les taux vont continuer d’augmenter au fil du temps, ils ont tendance à se tourner vers une dette bon marché, alimentant ainsi les booms spéculatifs autour d’actifs réels (tels que les terrains) et les actifs factices (tels que… les cryptomonnaies). Pendant ce temps, les taux d’intérêt à long terme y demeurent insensibles, et par conséquent la courbe des rendements s’aplanit voire s’inverse, ce qui conduit en fin de compte les marchés du crédit et l’économie à la chute ».

À nouveau, cela s’est vérifié. La dette a augmenté  au deuxième semestre, et encore davantage au troisième. Le prix du Bitcoin  a augmenté jusqu’à la fin du mois de mars, pour ensuite chuter d’environ deux tiers – dont une plongée de 20 % en l’espace de cinq jours ce mois-ci. De même, l’indice des prix des logements  aux États-Unis a atteint un pic au mois de mai, et ne cesse depuis de diminuer. La courbe des rendements  est désormais inversée, ce qui signifie que les taux d’intérêt à court terme sur les bons du Trésor sont supérieurs à ceux de long terme – signal fort de difficultés supplémentaires à venir.

Ce ne sont pas Powell et la Fed qui l’ont emporté sur l’inflation, mais bien la Maison-Blanche, en vendant du pétrole de la réserve stratégique pour faire baisser le prix de l’essence – du moins pour l’heure. Cette diminution des prix du carburant a permis de stabiliser lentement les autres prix. Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître à la Fed sa démarche de perforation de secteurs spéculatifs surgonflés, à très haut niveau de levier, tels que celui des cryptomonnaies, qui aurait dû être réglementé il y a bien longtemps, dès son apparition, ainsi que pour la réduction du nombre de nouveaux chantiers, évidemment.

À quoi faut-il s’attendre pour la suite ? Dans une étude  de juillet 2007 sur les comportements de la Fed observés entre 1983 et 2006, mes coauteurs et moi-même ne constatons aucun élément de preuve selon laquelle la banque centrale américaine aurait réagi de manière prévisible aux pressions inflationnistes – peut-être en partie car ces pressions demeuraient peu nombreuses sur cette période. La Fed a davantage réagi face à un haut niveau de chômage, quel que soit l’effet des chiffres du chômage sur les prix (aucun effet en l’occurrence). En dépit de son mandat axé sur le plein emploi et la stabilité des prix, la Fed semble en pratique redouter les marchés du travail resserrés, même lorsque les prix n’augmentent pas.

Dans les décisions monétaires de la Fed, nous avons également constaté à travers cette étude un biais politique partisan absolument frappant. Sur la période étudiée, après pris en compte de l’inflation et de l’emploi, les taux d’intérêt apparaissent nettement supérieurs (et les courbes de rendement plus plates) durant les années d’élection présidentielle au cours desquelles les Démocrates occupent la Maison-Blanche. Dans tous les modèles que nous avons appliqués, ce biais se révèle substantiel, représentant lors de ces années électorales environ 150 points de base de différence entre les taux d’intérêt à court terme et le taux de rendement d’une obligation du Trésor à dix ans – une ampleur comparable à l’effet d’un faible niveau de chômage. Ensemble, ces deux variables prédisent que durant une année favorable en termes de chômage, et en présence d’un président démocrate, la politique monétaire sera environ trois points de pourcentage plus resserrée qu’au cours d’une mauvaise année en termes de chômage, et en présence d’un président républicain.

Rien de surprenant à cela, si l’on abandonne le mythe d’une Fed opérant selon un sacerdoce non partisan. La banque centrale américaine est en effet dominée par des Républicains partisans, issus du monde des affaires – dans les cercles financiers, au sein des banques de réserve fédérales régionales, comme au conseil d’administration de la Réserve fédérale, à la tête duquel les chefs d’État démocrates renouvèlent eux-mêmes généralement des présidents républicains – comme l’ont fait Bill Clinton avec Alan Greenspan, Barack Obama avec Ben Bernanke, et Joe Biden avec Jerome Powell.

Les démocrates qui y exercent sont généralement non partisans – ou alors des radicaux qui ne font que projeter une image. Ainsi, lorsque les Démocrates sont au pouvoir, la pression en faveur de politiques de resserrement frappe plus violemment qu’en présence de Républicains à la tête du pays.

Si la Fed continue d’écouter religieusement les éminents économistes d’Harvard, bien des difficultés encore plus sérieuses pourraient survenir l’an prochain. Ce serait une très mauvaise nouvelle, notamment si les cryptomonnaies ou les événements en Europe venaient à entraîner une dégringolade financière encore plus importante. Comme le suggèrent toutefois plusieurs indices post-électoraux issus de la presse financière, la Fed pourrait désormais décider de lâcher du lest, et de proclamer sa victoire sur des pressions inflationnistes qui ont en réalité toujours été transitoires. Si elle fait ce choix, les conditions sur le marché du travail pourraient demeurer tendues.

Et si cette hypothèse se concrétise, si mon modèle vieux de 15 ans sur les comportements de la Fed revêt encore un pouvoir prédictif, la démarche « hawkish » de l’année écoulée n’aura été que l’échauffement. La véritable croisade contre « l’inflation » débuterait alors fin 2023, à l’approche de la bataille présidentielle – juste à temps pour engendrer un maximum de dégâts économiques et politiques.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
James K. Galbraith, président du département Relations gouvernementales et commerciales à la Lyndon B. Johnson School of Public Affairs de l’Université du Texas à Austin, a été directeur exécutif de la Commission économique conjointe du Congrès.
© Project Syndicate 1995–2022
 
 

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