Journée des droits de l’homme Souleymane Bachir Diagne: «Il faut continuer à défendre l’universalité des droits de l’homme»
(Rfi) La journée internationale des droits de l’homme est célébrée ce mardi 10 décembre. À cette occasion, RFI a interrogé le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, auteur de Universaliser, pour un dialogue des cultures. Un appel à renforcer l’idéal des droits humains et à ne pas céder à la fragmentation des nations.
RFI : Alors que la guerre se poursuit depuis presque trois ans en Ukraine, que Gaza n’en finit pas d’être ravagé par les bombardements et la famine, que les droits de l’homme sont foulés aux pieds dans d’autres conflits moins médiatisés, comme au Soudan ; alors qu’on voit émerger ce qu’on appelle parfois des démocraties illibérales, qui ignorent largement les libertés fondamentales ; alors que dans votre pays, on parle de rétrécissement des droits civiques, comment voyez-vous la situation des droits de l’homme dans le monde et dans votre région?
Souleymane Bachir Diagne : Il y a un recul concomitant des droits humains et de la démocratie, et cela est très net. Les organismes qui mesurent l’état de la démocratie dans le monde sont unanimes pour dire qu’en général, elle a reculé partout, y compris dans des pays anciennement et traditionnellement démocratiques. Ça, c’est une première constatation. Après, les guerres ont toujours été des situations extrêmes où l’on a l’impression que toute considération de droits humains est suspendue. C’est même pour cela que sur le plan international, les droits de l’homme insistent sur l’existence d’un droit de la guerre. L’idée étant que même en pleine guerre, on ne peut pas tout se permettre. Malheureusement, les conflits actuels montrent qu’on se permet tout.
Maintenant, si je me concentre sur ma région, le Sahel, là, on a un retour dans une Afrique qui était installée, on le croyait, de manière ferme dans la démocratie après toutes les transitions qu’il y a eues dans les années 90. Et on a vu revenir, de sinistres mémoires, les coups d’État. Donc voilà un peu l’ensemble dans lequel il faut installer ce moment particulier que nous vivons où il faut plus que jamais tenir aux droits humains, mais se rendre bien compte que partout, ils sont foulés aux pieds.
RFI : Dans ces conditions, cela a-t-il du sens de célébrer les droits de l’homme ?
Souleymane Bachir Diagne : Oui, parce que quelle est l’alternative ? Soit, on célèbre les droits de l’homme, c’est-à-dire qu’on affirme leur universalité et leur rôle comme phare de notre humanité, soit on les abandonne, et avec eux, tout horizon commun. Nous n’avons jamais été autant fragmentés, nous avons plus que jamais besoin d’une politique fondée sur notre humanité partagée. On ne peut pas abandonner cette orientation commune que les droits humains apportent à notre monde et à notre humanité, parce que paradoxalement, c’est vrai, le contraste est grand entre le fait que nous n’avons jamais été aussi fragmentés peut-être et en même temps, nous n’avons jamais eu autant besoin d’avoir une politique d’humanité, c’est-à-dire une politique dont le fondement soit notre humanité partagée.
RFI : La plupart des pays reconnaissent officiellement les droits de l’homme. Mais leur respect semble s’arrêter là où commence leur liberté de choix politique. Prenons la Chine, qui privilégie sa liberté économique tout en rejetant les critiques sur ses atteintes aux droits des Ouïghours. Des résistances comme celle-ci paralysent les mécanismes internationaux. Comment faire pour éviter que cela discrédite cet idéal ?
Souleymane Bachir Diagne : Il faut distinguer leur caractère inopérant et leur caractère inutile. Que ça soit inopérant, c’est une chose. Au fond, aujourd’hui, quel est l’espace que nous partageons et qui définit aujourd’hui cette orientation vers cet idéal ? C’est l’espace des Nations unies. Or les Nations unies n’ont jamais autant révélé leur impuissance à arrêter ces guerres et ces atrocités. Mais est-ce que cela veut dire que nous devons renoncer à l’idéal que représentent les Nations unies ? Non, puisque tous ces États ont signé, il faut le rappeler, cette Déclaration universelle des droits de l’homme.
Tous ces États reconnaissent, même si c’est du bout des lèvres, l’idée qu’il y a quelque chose qui transcende nos différentes nations et nos différents égoïsmes et qui pour cette raison s’appelle « universel ». L’existence même de ces droits fait qu’ils sont opposables. Et c’est cela qu’il faut célébrer. L’idée qu’il faut renforcer, c’est que cet idéal n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui. Ce qu’on célèbre, c’est leur validité universelle, et c’est ça qu’il faut continuer à défendre et à rappeler à toutes ces nations : qu’être signataire de la Déclaration devrait les obliger.
RFI : Vous parlez de validité universelle. Mais cet universalisme des droits de l’homme est souvent remis en question, notamment comme étant un point de vue occidental. Les droits de l’homme, selon vous, peuvent-ils vraiment être universels, ou est-ce une illusion ?
Souleymane Bachir Diagne : Je refuse cette idée, car elle impliquerait que seul l’Occident reconnaît que des droits sont attachés à l’humain du seul fait qu’il est humain. Aucune culture humaine n’a ignoré cela. Ce qui explique cette identification des droits de l’homme à l’Occident, c’est la prétention de l’Europe à se proclamer seule porteuse de l’universel et à vouloir l’imposer au reste du monde. Quand on dit que les droits de l’homme, c’est 1789 ou 1776, ça, ce sont des récits nationaux. En revanche, la Déclaration universelle de 1948 est le fruit des Nations unies, élaborée ensemble par les nations, même celles qui n’étaient pas encore indépendantes, en particulier les pays africains. L’universalité de cette Déclaration vient du fait qu’elle a été élaborée collectivement, les nations ont « universalisé ensemble ». Donc si on part du principe que la Déclaration dont on parle et les droits humains dont on parle, c’est la Déclaration de 1948, il n’y a aucune raison de la considérer comme une invention occidentale.
Donc pas question de proposer des droits alternatifs ou différenciés…
Les droits humains, depuis leur déclaration initiale, ont évolué pour inclure ce que l’on appelle les droits de seconde génération. Cela souligne à la fois la nécessité de la Déclaration de 1948 et l’importance de continuer à approfondir les droits humains, comme ceux à l’éducation ou au développement. C’est une approche constructive qui montre qu’il faut toujours continuer ce qui est un processus d’universalisation des droits humains et ne pas considérer qu’il s’agit d’un texte figé. Autrement dit, ce que je suis en train de dire, c’est que l’universalisation est toujours un processus continu. On le voit d’ailleurs avec les formes nouvelles que prennent les rencontres des COP, pour la sauvegarde de la planète. Ces négociations cherchent aussi à mettre fin à une inégalité fondamentale dans l’ordre du monde aujourd’hui, qui fait que les pays qui ont le moins contribué à la destruction de notre planète sont ceux qui en souffrent le plus. Et donc ces négociations, difficiles, on l’a vu, montrent que le processus continue.
Il ne s’agit pas de chercher des droits alternatifs, des droits autres, mais il s’agit d’approfondir tout ce que l’on a dit sur le fait que des droits sont attachés à l’humain parce que cet humain est humain et qu’il n’y a qu’une seule humanité. La déclaration des chasseurs du Mandé, en Afrique de l’Ouest, commence par affirmer : une vie est une vie. L’approfondissement de cette idée que toutes les vies – ukrainiennes, gazaouies, sud-africaines – sont égales, implique que les droits à la vie doivent être universellement respectés. Voilà ce que signifie tirer les conséquences de l’affirmation de droit universel attaché à l’être humain. Et donc ceci a été dit par tout le monde d’une manière ou d’une autre, donc il ne s’agit pas encore une fois de formuler différemment, mais de continuer le processus d’approfondir et de l’appliquer aux différentes situations que nous vivons.
RFI : Vous avez beaucoup travaillé sur le dialogue des cultures. Concrètement, tout le monde n’est pas d’accord sur certaines notions, comme l’égalité entre les hommes et les femmes ou les libertés des minorités LGBT, qui vont clairement à l’encontre même du fondement de certains États. Comment faire donc pour arriver à universaliser tout ça ?
Lors de la Déclaration de 1948, certaines positions semblaient irréconciliables. Par exemple, les États-Unis rejetaient les droits sociaux, tandis que l’URSS les privilégiait. Cela veut dire qu’universaliser, c’est amener tous ces différends et faire en sorte de s’entendre sur quelque chose qui serait universel.
Je ne suis pas sûr que certaines cultures récuseraient le principe d’égalité hommes/femmes. Même des textes religieux comme le Coran affirment l’égalité ontologique des hommes et des femmes. Je ne connais pas de culture où l’inégalité entre hommes et femmes soit affirmée. Pourtant, je reconnais qu’il existe des États où cette inégalité perdure dans les faits. C’est ce genre de contradiction devant lesquelles on peut mettre les États, et c’est cela que signifie « universaliser ensemble » et tenir ferme l’idéal des droits humains. Maintenant que ces droits humains soient niés ici ou là, de la même manière qu’il y a des atrocités dans le monde causées par les guerres, ça il faut bien le constater.
Rfi