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« Kaddu Beykat », film de Safi Faye : Fad’ jal, terre de joies fugaces et de rêves d’un lendemain meilleur

Le festival « Films Femmes Afrique » a rendu un hommage à Safi Faye, l’une des premières réalisatrices d’Afrique subsaharienne âgée aujourd’hui de 79 ans. Son film « Kaddu beykat » (lettre paysanne) a été projeté, mardi dernier, au complexe cinématographique Ousmane Sembène, sur la corniche dakaroise. Un docu-fiction tourné en 1975, mais dont les thèmes sont toujours d’actualité.

Le film « Kaddu beykat » (Lettre paysanne) de la réalisatrice sénégalaise Safi Faye, tourné en 1975, commence par une formule lapidaire utilisée dans presque toutes les correspondances de l’époque : « Je vous écris cette lettre pour vous demander de vos nouvelles, quant à moi je me porte bien, Dieu merci ». Dans ce mélange de documentaire et de fiction d’une durée d’un peu d’une heure et demie et en noir et blanc, elle donne la parole aux habitants de Fad’jal, le village d’origine de ses parents, à une centaine de kilomètres de Dakar. Un coin où agriculteurs et éleveurs mènent une existence aussi paisible qu’un long fleuve tranquille. Des chèvres et des moutons qui traînent entre les cases rudimentaires en banco entourées d’une palissade en paille ; une jeune fille qui attise un feu de bois sur lequel est posé une marmite ; des enfants à califourchon sur le dos leur mère ; des mamans qui allaitent leur bébé tout en tamisant le mil ; des gamines qui vont puiser de l’eau à l’unique puits du village, une bassine en équilibre sur la tête… « Nous habitons un petit village situé à côté d’un bras de mer, c’est un village sérère. Le revenu annuel d’un paysan est de 20.000 FCfa. Normalement, il pleut trois mois dans l’année, mais depuis quelques années la pluie se fait rare. Et pourtant, la terre ne ment pas », explique une voix off, celle de la réalisatrice, pour décrire la précarité de ses congénères. Ces derniers labourent la terre tout en chantant en chœur, dans la joie, malgré la rudesse du travail. Les femmes portent leur bébé sur le dos, le pagne retroussé jusqu’aux genoux. « La culture du riz est réservée aux femmes, tandis que les hommes cultivent le mil et l’arachide », souligne Safi Faye. Ici, comme dans bon nombre de villages de ce Sénégal du milieu des années 1970, la culture de l’arachide a remplacé celle du mil ou du riz. Les paysans s’endettent pour acheter des semences et de l’engrais.
FILM LONGTEMPS CENSURÉ
Sous l’arbre à palabres, un immense fromager au milieu du village, le temps semble suspendu. Des patriarches et quelques jeunes parlent de tout et de rien, mais surtout de leurs conditions de vie qui se dégradent progressivement. Pourtant, le Sénégal est devenu indépendant depuis une quinzaine d’années ! Le colon blanc est parti, mais les nouveaux maîtres du pays ne se comportent guère mieux envers les paysans. Les récalcitrants qui refusent de payer leurs dettes sont enfermés dans des locaux exigus et saupoudrés d’un produit toxique. Un calvaire que le régime du président Senghor faisait vivre aux agriculteurs et que dénonce Safi Faye dans « Kaddu beykat » qui a longtemps été censuré par les autorités.
Dans un décor naturel, presque sans musique de fond à part les chants des oiseaux, les cris des enfants, le caquètement des poules et l’appel à la prière du muezzin, la réalisatrice raconte les tribulations du jeune Ngor (Assane Faye), amoureux fou de Coumba Diouf (Maguette Guèye), mais qui ne peut l’épouser car n’ayant pas les moyens de lui offrir la dot. Le quotidien des habitants de Fadial y est décrit crument, avec leur lot de misères, leurs joies fugaces et leurs rêves d’un lendemain meilleur. « J’ai tourné ce film durant deux saisons des pluies ou hivernage. Mes parents m’ont fait des reproches comme celui-ci : les spectateurs vont se moquer de nous parce que nous sommes mal habillés et toujours en train de travailler », raconte Safi Faye. À Fadial, comme dans la plupart des zones rurales, la solidarité relie les générations. Ici, quand une femme âgée n’a plus de forces, les filles viennent l’aider dans les travaux champêtres.
RÊVES DE GLOIRE ET DE RICHESSE
Face à la misère et aux méfaits de la sécheresse, Ngor Faye met ses quelques affaires dans un baluchon, s’engouffre dans un bus et fait cap sur Dakar, la grande ville, avec la bénédiction de ses parents. Cet exode lui permet de découvrir la modernité, mais, en même temps, l’expose à la cruauté de certains citadins et à l’appât du gain qui dénature les relations sociales et sape les fondements d’une société jadis solidaire, mais en pleine mutation. À Dakar, les ruraux s’entassent dans des baraquements insalubres comme ceux de Wakhinane, loin des beaux quartiers. La vie y est dure et il faut avoir un mental de fer pour gagner sa place au soleil, réaliser ses rêves de gloire et de richesse. Parti de Fad’ jal avec un baluchon, Ngor y est revenu avec une grosse valise bourrée de cadeaux pour sa belle Coumba et ses parents, mais aussi de nouvelles habitudes de citadin, à l’image de cette cigarette qui ne quitte plus ses lèvres, mais aussi des idées révolutionnaires comme celle consistant à reboiser la terre afin de stopper la sécheresse.
Au passage, le directeur de la photo du film, Patrick Fabry, nous replonge dans un Dakar des années 1970 avec ses avenues de l’Arsenal, Malick Sy et Lamine Guèye larges et bien dégagées, ses feux tricolores rouges qui fonctionnent, ses piétons marchant sur des trottoirs pas encombrés et qui ne se disputent pas la voie aux voitures. Bref, une capitale où l’anarchie et l’indiscipline n’étaient pas encore érigées en règle. Le spectateur ne peut s’empêcher d’arborer un sourire teinté de nostalgie à la vue de ces Dakarois habillés en pantalons pattes d’éléphant ou bouffants (le fameux thiaya), en chaussures « tête de nègre » et en chemises fleurettes, traversant les rues où circulent des voitures R4.
REGARD AVANT-GARDISTE.
Pendant ce temps, à Fad’jal, plongé dans la torpeur quotidienne, l’intellectuel du village (le directeur de l’école primaire) essaie de convaincre les anciens de la justesse de la politique de l’État. Entre ses mains, un exemplaire du journal « Le Soleil » dont les pages sont aussi larges qu’un tapis de prière, le fameux « bassang » dont parlaient les aînés du premier quotidien sénégalais. Des mots reviennent dans le compte-rendu du Conseil national du parti au pouvoir : politique économique, enracinement dans notre vieille Afrique, objectifs des plans de développement, détérioration des termes de l’échange, volonté du gouvernement d’aller de l’avant, coopération, intégration, globalisation… Autant de termes évoqués dans une « belle » langue de bois, mais qui laissent de marbre les paysans réunis sous l’arbre à palabres et assurant à peine deux repas quotidiens à leur famille. Pour conjurer le mauvais sort, ils sacrifient à un rituel consistant à enterrer des racines, qui auraient le pouvoir de fertiliser la terre, et immolent des animaux en l’honneur aux divinités ou pangols.
Même s’il a été tourné au milieu des années 1970, le film « Kaddu beykat » est toujours d’actualité. Des thèmes tels que l’inégalité sociale, l’exploitation des plus faibles par les plus forts, la précarité des paysans et l’écologie y sont abordés avec un regard caustique tout à fait avant-gardiste. Et puis, la réalisatrice a eu l’audace, à cette époque, de filmer la nudité féminine sans fausse pudeur, comme dans cette scène où Coumba se fait exorciser par le guérisseur du village à coup de bains mystiques et d’incantations énigmatiques. Son film est une belle missive assez poétique et pleine d’enseignements. « La lettre est de moi, tout le reste est de mes parents agriculteurs. Ceci est la parole du paysan », explique-t-elle en guise de conclusion d’une œuvre dédiée à son grand-père agriculteur qui apparaît dans le documentaire et qui est mort 11 jours après le tournage. On y sent le regard de l’anthropologue, de l’ethnologue qu’elle est, et l’expérience acquise auprès du cinéaste français Jean Rouch qu’elle avait rencontré à Dakar en 1966 lors du premier Festival mondial des Arts nègres. « J’ai fait beaucoup de docu-dramas rejoués avec peu de mises en scène, avec des histoires d’amour comme fil conducteur », disait Safi Faye lors d’un master class. Après « Kaddu beykat » primé dans de nombreux festivals, elle a réalisé, en 1996, son premier long-métrage de fiction, Mossane, dans lequel elle raconte l’histoire d’une jeune fille qui refuse d’être mariée de force et qui finit par se suicider.

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