CULTURE / ARTMUSIQUE

Khar Mbaye Madiaga, artiste chanteuse: Vérités de diva

Membre de l’Ensemble lyrique traditionnel du Théâtre national Daniel Sorano, la grande cantatrice Khar Mbaye Madiaga s’affiche de moins en moins en public. Dans cet entretien, elle revient sur les raisons de cette absence et jette un regard sur la jeune génération.

Entretien réalisé par Daouda GUEYE (Texte) et Mbacké BA (Photos)

Ces dernières années, on vous voit de moins en moins sur scène… Pourquoi ?

Les choses ont changé. Si on les prend du côté de l’art, il y a une grande évolution. C’est la même chose si on considère l’aspect humain, les temps ont changé. À vrai dire les temps ont beaucoup changé. Parce qu’avant, les anciens avaient beaucoup plus de retenue, s’interdisaient beaucoup de choses, en termes de mauvais comportements ou d’attitudes. On avait un sens élevé de l’honneur, de la dignité et on refusait de faire des choses qui pouvaient nous rabaisser devant nos pairs et nos semblables (nawlés). Il faut savoir que l’art est éternel, tout comme les traits de caractères (Djiko). Ce sont des choses qui vous poursuivent toute votre vie et même au-delà. Ce que refusait le contexte d’alors, le monde d’aujourd’hui le tolère, l’accepte et même l’exalte parfois.

Donc c’est pour cette raison que vous vous êtes un peu mise à l’écart ?

Oui, parce aujourd’hui, on a l’impression que notre génération ne connaît rien de la vie, on ne chante plus. Même les chansons que nous faisons, nos répertoires ne sont plus diffusés sur les radios et télévisions. Et pourtant, on devrait les mettre, elles sont pleines de sagesse et d’enseignement. On chantait vrai et on le faisait dans les normes ; nos chansons étaient bien inspirées et bien réfléchies. En plus de cela, nous étions unis, solidaires et nous nous souhaitions mutuellement le meilleur et la paix. Maintenant, ce que l’on voit, c’est « je suis plus fort, je t’impose ma force ». Tout est basé sur le rapport de force physique. Ce qui n’est pas bon, il faut savoir que l’on commence toujours en étant petit et au fur et à mesure on grandit.

Le milieu de la culture a traversé une terrible année 2020 avec la Covid-19. Comment avez-vous, de votre côté, vécu cette période difficile sur le plan économique et sanitaire ?

C’est trop dur, mais quand on est croyant, on accepte que c’est Dieu qui nous éprouve, et dans ce cas, on ne peut que se soumettre. À vrai dire, c’est très difficile pour les artistes et même pour nous qui sommes vieilles et qui ne comptions que sur les rencontres au cours desquelles nous rentrions avec quelques billets qu’on nous offrait. Aujourd’hui, nous n’avons plus ça, parce que nous n’allons plus nulle part. Mais j’ai foi en Dieu et qu’Il nous enlèvera cette épreuve. Car Dieu aime les humains et chaque fois qu’il nous impose une épreuve, c’est pour notre bien. Cela va bientôt se terminer, Incha’Allah.

Vous avez un répertoire prodigieux. Aujourd’hui, y a-t-il un projet de pérennisation de votre œuvre ?

J’ai chanté pendant soixante ans et mon répertoire comprend plus d’une centaine de chansons. Mais si les gens les reprennent, je n’y peux rien. Aujourd’hui, j’avoue qu’il reste beaucoup de choses dans le travail des chanteurs. Ce qu’il y a aujourd’hui, c’est juste une affaire de copinage ou de complaisance, qu’importe que tu sois un bon chanteur ou non. Et avec l’effet des médias, il y a une amplification de ces chansons même si la qualité n’y est pas trop.

Comment voyez-vous le fait que les jeunes générations reprennent vos chansons, parfois sans votre autorisation. Qu’est-ce cela vous fait ?

C’est fréquent, je le vis souvent. Aujourd’hui, les temps sont durs. Si je décidais de déclencher des poursuites contre leurs auteurs, qu’est-ce que les gens diraient. On va dire regarder cette vieille, elle a pris sa retraite, maintenant la voilà qui crée des problèmes à tel ou tel. Et pourtant, c’est aujourd’hui que j’en ai le plus besoin. C’est pour cette période que je me fatiguais pendant mes jeunes années. C’est en ce moment que je devais jouir des fruits de mes chansons pour me prendre en charge. Mais si tu dénonces, ceux qui manquent de franchise vont dire que «Khar Mbaye s’en prend à tel parce qu’il a repris sa chanson». On s’en remet simplement à Dieu.

Parmi la jeune génération, avez-vous repéré quelqu’un qui pourra bien vous succéder un jour ?

Il y en a qui chantent bien, mais ils doivent se perfectionner et se rapprocher des anciens. Car la chanson, c’est comme des marches d’un escalier, elle doit suivre cette trajectoire. C’est comme cela qu’on chante, mais pas n’importe comment. Mais puisqu’aujourd’hui c’est cette façon qui est en vogue et qu’en tant qu’ancienne nous n’avons pas les moyens pour corriger cela, nous ne pouvons qu’endurer cela. Si une chanson ne contient pas le «mbaar», le «njolli», le «mbeufeur» ou encore le «mbeup», ce n’est plus une chanson. Avant de chanter, il faut connaître tout ça. C’est comme dans les orchestres chez les occidentaux. Ils ont devant eux une feuille sur laquelle ils lisent les partitions. C’est la même chose que ce que j’ai dit plus haut en wolof. Ce sont les gammes.

Donc pour vous, la jeune génération chante bien, mais elle doit se perfectionner ?

Les jeunes doivent retourner à l’apprentissage, mais ils ne veulent pas apprendre. Alors qu’aller voir un doyen, une doyenne et lui dire « Mame Khar, tel ou tel sur la chanson… », n’enlève en rien leur talent. Mais aujourd’hui, il suffit d’avoir une chanson qui marche, une cassette et un clip, et tes supporters vont faire ta promotion éphémère. Puis le morceau tombe dans les oubliettes. Ce n’est pas cela être un bon chanteur.

Quels conseils donneriez-vous à cette génération de musiciens ?

Ce que je leur rappelle c’est qu’aujourd’hui, les chansons sont tellement enveloppées par les instruments que l’on ne s’y retrouve plus. Parce qu’il faut dans la chanson qu’il y ait une certaine harmonie entre les instruments et les paroles du chanteur afin que ceux qui écoutent puissent entendre la voix et comprendre le texte. Alors qu’aujourd’hui, ce qu’il y a, c’est que la musique va dans un sens, le chanteur va dans l’autre. C’est ce que nous appelons dans notre langage «fausser la gamme». Et c’est fréquent maintenant dans la jeune génération. Parfois, on entend une chanson qu’on passe et repasse pour faire la promotion de son auteur, mais à la fin, on est toujours rattrapé par la vérité. Je signale que le favoritisme et la complaisance ne font pas bon ménage avec le travail.

On vous a connu grande cantatrice dans les arènes de lutte sénégalaise. Ça vous manque l’arène ?

Tu n’étais pas encore né, certainement, mais tu as entendu parler de l’arène Gabard Ndoye de Rufisque. C’était avec la génération d’alors, avec des hommes raffinés, distingués qu’étaient El hadji Ousmane Guèye et autres qui accueillaient leurs amis venus de Dakar comme Mbaye Diop Fary Mbaye. En ce temps, la chanson n’était pas facile, ce n’était pas donné à tout le monde de le faire. Je chantais pendant les combats, en compagnie de Adjaratou Fambaye Diop, Diabou Seck, Mbana Diop ou Yandé Codou Sène, ici à l’arène Gabard Ndoye. Je me rappelle les samedis après-midi, les gens venaient de Dakar, se donnaient rendez-vous chez Adja Ndèye Sokhna Kane, les Abdoulaye Fofana, Guilaye Mbengue, Mansour Mbaye, se donnaient rendez-vous là-bas avant de rejoindre l’arène. Le dimanche, c’était au tour de Mbaye Diop Fary Mbaye de les accueillir chez lui, à l’hôpital Le Dantec, à Dakar, avant d’aller à l’arène Makhary Thiam. En cette période, il y avait vraiment des chansons pour la lutte et les lutteurs, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. J’entends toujours dans l’arène les gens chanter «Atou rerr neu» (Atou a disparu), mais depuis que j’entends ce refrain, il devrait normalement être retrouvé (rires). En vérité, les chansons pour les combats de lutte, les circoncis ou les lendemains de nuit nuptiale sont des spécialités réservées. Pour chacune de ces chansons, il y a une rime spécifique. Mais ce que j’entends les jeunes interpréter ne peut galvaniser un lutteur pour le pousser à se surpasser et aller chercher la victoire sur son adversaire. Un lutteur, il faut l’inciter, l’exalter. Un jour, j’ai dit à Moustapha Guèye «li ngay deff bou doon lambi djiguène sakh dieekhna» (même un combat de femme n’aurait duré autant). Il m’a répondu : «Chaque fois que j’entends résonner ce refrain, quand je suis dans l’arène, je me sens comme un lion». C’est comme au temps des royaumes, on faisait les louanges des guerriers, c’est la même chose dans l’arène. Il faut fouetter l’orgueil du lutteur. C’est le cas dans la chanson quand je dis : arrêter le balancement des bras et aller au corps-à-corps. C’est cela la preuve de la virilité (bayilène senn yaaba té laalé, laalé bakhou goor leu). Tout homme qui entend cela, s’il a du courage, il se surpasserait. Au lieu de cela, on entend aujourd’hui dans l’arène des choses qui n’ont rien à voir avec le milieu de la lutte.

Khar Mbaye Madiaga, c’est cette relation avec de grands noms dans la ville de Rufisque comme Mbaye Jacques Diop, Alioune Badara Mbengue, entre autres…

J’ai toujours eu des relations cordiales et respectueuses avec tous les grands de cette ville qu’est Rufisque. Mais avec Mbaye Jacques Diop, Alioune Badara Mbengue, Ousmane Sène Blay, la relation était particulière. Mbaye Jacques a beaucoup fait pour Rufisque. C’est quelqu’un qui était au service de sa communauté dans l’honneur et la fierté. Un jour, dans un langage codé, je lui ai dit : « Guewelou bour Jaan douko maatt », littéralement (le griot d’un seigneur ne devrait pas être mordu par un serpent). Il a demandé à Samba Diabaré Samb de lui décoder mon message et ce dernier lui a soufflé que j’ai demandé une voiture. C’est le sens de la phrase, et dès son retour de France, il me l’a offerte. C’est cette générosité qui est aujourd’hui perpétuée par leurs enfants. Ces derniers continuent à entretenir cette relation profonde qui me liait et continue de me lier à eux.

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