LA NOUVELLE QUESTION NÈGRE. PAR ACHILLE MBEMBE
Les Nègres sont, certes, des gens dont il ne faut guère sous-estimer les capacités de révolte – Mais bon sang, quand vont-ils enfin passer à l’acte et apprendre à gagner de nouveau ? Qu’est-ce que ce peuple à genoux, en extase devant ses bourreaux ?
Je me suis donc retrouvé à lire de vieux textes au cours des cinq derniers jours. Des textes des années 1930. À titre d’exemple, j’ai relu « Retour de Guyane » de Léon-Gontran Damas publié en 1938. Damas n’avait, à l’époque, que 25 ans. Lequel d’entre nous, aujourd’hui, a cet âge, serait capable de produire une telle oeuvre ? Le thème du « retour » est tres présent dans les écritures des années vingt et trente – « Retour du Tchad » de Gide en 1928 ; « Cahiers d’un retour au pays natal » de Césaire en 1939 et ainsi de suite.
J’ai aussi relu le Manifeste intitule « Légitime défense » paru un peu plus tôt, en 1932. Ce sont des années au cours desquelles « la question nègre » ne cesse de s’amplifier. A l’époque, qu’entend-on par « question nègre » sinon celle de la libération tout court, et pas seulement des peuples coloniaux ? Dire « question nègre » à l’époque, c’est en effet poser le problème complexe des rapports entre la culture et la race, l’histoire et l’esthétique ? En un mot, c’est s’interroger sur la possibilité de l’affranchissement, condition préalable à une fraternité véritablement universelle.
Je suis revenu à ces textes, sans doute poussé intuitivement par toutes sortes d’événements qui nous assaillent, une actualité qui ne cesse de nous choquer (du moins certains d’entre nous), de nous laisser perplexe ou de nous interpeller.
Ainsi de la croisade anti-minorites raciales de Donald Trump aux Etats-Unis. « Rentrez chez vous », leur intime-t-il. Rentrer ou, sinon (du moins pour la diaspora noire) en Afrique, ce cul supposé du monde ?
Vieille antienne à l’origine des Etats-Unis, en réalité. En la réactivant, le chiffonnier de la Maison Blanche tient à souligner, comme à revers, le fonds « negro-africain » de la diaspora afro-américaine – non point des citoyens à part entière, mais un assemblage hétéroclite d' »étrangers » dangereux, stupides et « indésirables », suggère-t-il.
Ainsi du meurtre de Mamoudou Barry, tué il y a quelques jours par un assassin qui voulait « niquer » des « Noirs », geste des plus profanes pour la masse d’hommes dégénérés qui peuplent notre present. Et, avant lui, plusieurs autres, des mini-exécutions extra-judiciaires, souvent aux mains de la police – Zyed Benna, Bouna Traore, Adama Traore, et ainsi de suite …
Il y a d’autres événements qui conspirent à nous ramener dans ces lieux qui ne nous quittent point malgré notre ardent désir de nous en éloigner. C’est le cas de ces pays qui nous ont vu naître, qui n’ont fait semblant de sortir de la nuit coloniale que pour mieux s’engouffrer dans une interminable tyrannie autochtone. Il s’agit de pays sous la coupe de bonzes gâteux, ou la menace de sombrer dans une aveugle bestialité qui n’est jamais loin.
Or, a la place du « retour », des millions d’Africain.e.s, agglutiné.e.s membre à membre dans des embarcations de fortune, ne jurent plus aujourd’hui que par le « départ », comme si tout était perdu pour de bon. Comme s’il n’y avait plus rien à sauver – défection et fuite généralisée.
Passivité calculée sur fonds de lutte pour la survie donc, sur ces scènes de la reddition désorganisée. La tyrannie aura cause chez nous d’incalculables dégâts, à commencer par la prolifération des maladies du cerveau. Appelons-cela la scotomisation, par quoi il faut entendre l’émoussement de la raison et du sentir, l’annihilation de toute volonté et de tout désir autre que la volonté et le désir sado-masochiste – la compulsion sadique, faut-il préciser.
L’univers sensoriel et la faculte de la raison ne se sont point sclérosés. En réalité, ils ne fonctionnent plus qu’au sadique, vissés qu’ils sont à la répétition, à l’obéissance et à l’imitation servile.
Comment expliquer autrement la prolifération des cabinets de torture, les corps de Nègres menottés au poing que l’on saccage, les vies que l’on broie, l’extraordinaire fascination pour la mort violente que l’on impose aux opposants, la sorte de régression infantile qui accompagne tout processus d’ensauvagement, l’avachissement de tout un peuple transforme en objet que l’on ballotte en tous sens, dans un jeu aussi triste et passif que tragique.
C’est peut-être ce à quoi les fuyards veulent tourner le dos, à ce salon psychiatrique que sont devenues les ex-colonies francaises d’Afrique. Ils en ont marre de se faire intoxiquer par le poison qui sert de breuvage à tous.
Les fuyards veulent oublier la guerre tribale, les rackets, la corruption, la brutalisation au quotidien – la botte sur la nuque, ces hyènes qui ricanent en pleine séance de torture, les phallus hauts comme des pylônes, ces prisons d’ou l’on fait gémir toutes sortes de trompes.
C’est qu’en régime tyrannique, la prison est devenue notre condition, la réfraction hallucinatoire du nihilisme postcolonial. Et l’une des rares alternatives à la prison – et donc à la folie – c’est la fuite.
Les fuyards ne veulent plus hurler devant cet odieux spectacle fait de crimes, de turpitudes et de cruauté – le vacarme assourdissant de la bêtise postcoloniale, celui-la que déchaîne le vibrion. Ils ne veulent surtout plus crever de-ci de-là, le cuir brulé, enfermés dans les cellules nécrotiques d’un régime imbécile.
Puisqu’il s’agit du Cameroun, qui en effet n’a entendu parler de son tyran, le devenir-momie d’un soudard serti d’or et de pierres précieuses et double d’un truqueur ? Qui n’est au courant du sort réservé au Professeur Maurice Kamto et à la deux centaines de ses compagnons ? Qui n’a entendu parler de la barbarie en région anglophone ? Des milliers de prisonniers entassés comme des morpions dans les cales des bateaux négriers ? Y-a-t-il, au fond, quelque différence que ce soit entre Kondengui, l’infame prison du satrape, et Abu Ghraib, Guantanamo, ou, plus près de nous, Robben Island ? Ou encore entre l' »occupation étrangère » ou « coloniale » et la sorte d' »occupation » ou « colonisation interne » qui a succedé à l’emprise étrangère ?
Qui n’a vu, ces derniers jours, l’image de Mamadou Mota, gibier d’un tyran émasculé mais qui n’arrête pas de débonder, sourd qu’il est aux cris et à la clameur qui montent des prisons insalubres de cette violente poubelle que sicaires et griots patentés continuent de qualifier de « république », comme pour masquer la pourriture environnante ?
Car effectivement, sous nos cieux, puanteur, tyrannie et déjections vont de pair. La tyrannie, chez nous, est l’équivalent d’une grande bouche d’égoût ou vient s’abreuver la foule des esclaves. C’est qu’au terme de près de quarante ans de vol et de gabegie, le Cameroun est devenu un gouffre alimenté par de petits cyclopes au service d’une idôle rapace, le satrape.
Espèce de démon d’en-bas, le satrape est la figure entrecroisée de la b sauvage, de l’esprit-porc, du serpent et du boucher, du convoyeur, du charretier, du distributeur qui met son pays à l’encan, du sacrificateur armé d’un couteau trempé à l’acide et au formol et qui pretend concasser des morceaux de soleil.
Les Nègres sont, certes, des gens dont il ne faut guère sous-estimer les capacités de révolte. Ils ne cultivent pas tous, certes, l’amour des danses lubriques. Ils ne sont pas tous, certes, doué d’une imagination sensuelle et colorée. Ils ne sont pas tous, certes, de bons Nègres hilares, prompts à se prosterner aux pieds du bon Maitre. Mais bon sang, quand vont-ils enfin passer à l’acte et apprendre à gagner de nouveau ?
Quand vont-ils arrêter de s’aveugler eux-mêmes aux vérités de leur drame devant le miroir, cracher sur tout ce qu’aime la tyrannie, tout ce qu’elle vénère, tout ce dont elle tire subsistances et jouissances, mais aussi plaisir cruel d’agression et sadisme ? Qu’est-ce que ce peuple à genoux, en extase devant ses bourreaux ? Quand se mettra-t-il debout sur ses propres jambes ?
Face à la puanteur des tyrannies décadentes qui limitent son horizon de vie, quand va-t-il clamer en choeur : « Nous n’en pouvons plus ! », et ce faisant, refuser de composer avec l’ignominie environnante, et cesser de croire que « tout peut continuer ainsi »?