POLITIQUE

LA SOCIÉTÉ CIVILE AU SERVICE DE L’IMPÉRIALISME FRANÇAIS

Ce texte est tiré d’un important ouvrage collectif contre le sommet de Montpellier dirigé par Koulsy Lamko, Amy Niang, Ndongo Samba Sylla et Lionel Zevounou. « De Brazzaville à Montpellier, regards critiques sur le néocolonialisme français » rassemble une vingtaine de contributions. Le projet a été initié par le Collectif pour le Renouveau africain (CORA). »

À quoi servent les sommets France-Afrique ? Cette question provocatrice avait été soulevée par Thomas Sankara lors du Sommet de Vittel en octobre 1983. Devant une presse française sur la défensive, le chef d’État et leader révolutionnaire burkinabè avouait ne pas avoir de réponse satisfaisante tant il était évident, selon lui, que ce type de rencontre n’était pas le cadre le plus approprié pour parler des problèmes africains. Malgré les critiques de Sankara, les chefs d’État francophones, rejoints progressivement par leurs homologues du reste du continent, continuent de sacrifier à ce rituel, rebaptisé sommet « Afrique-France », sans doute pour conjurer les représentations ordinairement peu flatteuses associées à la « Françafrique ».

La nouveauté du format du prochain sommet Afrique-France à Montpellier programmé le 8 octobre, tient dans l’absence des chefs d’État et dans l’introduction de la « société civile », et notamment de personnalités africaines de renom que le président français Emmanuel Macron a choisies comme ses interlocuteurs. L’érection de cette « société civile » de nature néo-impériale doit être interprétée comme une tentative désespérée de maintenir une ambition hégémonique de plus en plus contrariée.

Perte de contrôle et anxiété

L’idée que l’avenir de la France et son statut géopolitique sont inextricablement liés au maintien de relations particulières et asymétriques avec son ancien empire colonial africain a été et continue d’être la toile de fond de la politique hexagonale vis-à-vis de l’Afrique postcoloniale. Pourtant, malgré l’importance stratégique du continent, la France n’a jamais eu une politique étrangère africaine digne de ce nom en Afrique francophone. Car elle n’en a jamais eu besoin : elle a su y maintenir une forme de contrôle néocoloniale.

En lieu et place d’une politique étrangère classique, la France a longtemps mobilisé le registre des injonctions dans son ancien empire. À commencer par la Conférence de Brazzaville (1944) qui avait été tenue sans la présence d’Africains alors qu’elle était censée discuter de l’avenir de l’Afrique dite française. Depuis, pour l’Afrique francophone, la France demeure le pays privilégié où se discutent la démocratie (La Baule 1990), les questions sur la sécurité (Sommet de Pau du 13 janvier 2020), le financement du développement (Sommet de Paris sur le financement des économies africaines de mai 2021), etc. D’ailleurs, presque toutes les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’Afrique francophone sont ou influencées ou parrainées par la France.

Ces relations asymétriques sont de moins en moins tolérées par les populations africaines comme l’ont démontré les attaques contre les intérêts économiques français lors du soulèvement populaire de mars 2021 au Sénégal, et la contestation populaire de la présence militaire française au Mali. En marge de ce que les officiels français et médias mainstream qualifient tendancieusement de « sentiment antifrançais », Paris subit, dans son « pré carré » africain, la concurrence économique de la Chine, mais également la rivalité militaro-diplomatique d’autres puissances comme la Russie, notamment en République centrafricaine, ou la Turquie. Ce contexte suscite, côté français, un sentiment de perte de contrôle ainsi qu’une certaine anxiété au sujet de l’avenir du continent.

Le fait est que les dispositifs traditionnels de maintien de l’hégémonie impériale ont aussi montré leurs limites. Les interventions militaires dont la principale, Barkhane, ne peuvent être gagnées : en plus d’être ruineuses, elles deviennent de moins en moins populaires auprès des opinions publiques africaines. C’est sans doute de cette manière qu’il faudrait lire la « fin » — en fait la réorganisation — de la force Barkhane au Mali. De même, le fossé se creuse de plus en plus entre une minorité dirigeante soutenue par Paris et les aspirations de leurs peuples. L’alliance avec des chefs d’État loyaux, comme l’illustre la « réforme » en trompe-l’œil du franc CFA annoncée en décembre 2019 par le président ivoirien Alassane Ouattara aux côtés de son homologue français, alimente une défiance et une suspicion croissantes vis-à-vis de la France. Enfin, ces dirigeants ne se privent généralement pas d’ouvrir leurs économies aux puissances rivales prêtes à accorder les financements souhaités.

C’est au regard à la fois des nouveaux défis auxquels la France fait face sur le continent africain et de l’inadaptation de ses méthodes d’intervention traditionnelles qu’il faut lire les improvisations de l’actuel gouvernement français, et notamment l’élargissement de son cercle d’alliances à la « société civile ».

Macron, artisan du restart

Dire que la politique africaine de l’actuel gouvernement français garde ses vieux lambris dorés est un truisme. Il suffit de penser par exemple à la succession dynastique et militaire que Macron a adoubée avec le récent coup d’État au Tchad. La politique africaine de Macron arbore toutefois un cachet spécifique que l’Institut Montaigne, un think tank marqué à droite, désigne, dans un rapport daté de septembre 2017, par le vocable anglais de restart.

Sur le plan formel et rhétorique, le restart consisterait pour Paris à abandonner ses inhibitions en adoptant un discours qui « lève les tabous » ainsi qu’une stratégie plus « franche ». Ce souci de redorer l’image de la France en Afrique explique quelques récentes ouvertures « symboliques » : le projet de restitution de certains biens culturels, la reconnaissance à mots couverts de la responsabilité de la France durant le génocide des Tutsi du Rwanda, la « facilitation » de l’ouverture des archives coloniales en Algérie et celles relatives à l’assassinat de Thomas Sankara, etc.

Sur le fond, le restart fait le pari d’un « afro-réalisme » dont les entrepreneurs et start-ups français seraient les fers de lance : « [Le] discours de restart doit libérer les énergies et favoriser l’accès des entreprises françaises aux marchés africains », souligne l’Institut Montaigne. Parallèlement aux soutiens politiques traditionnels, l’influence économique acquiert une importance renouvelée. C’est là sans doute l’une des motivations ayant présidé à la mise en place du Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA) en 2017, une structure consultative composée de personnalités principalement issues du monde des affaires.

L’influence via le « marché » a l’avantage de créer une communauté d’intérêts entre la France et ses partenaires européens, également soucieux de rivaliser avec la Chine, la Russie, la Turquie et parfois les États-Unis. En contrepartie des concessions sur l’ouverture économique de l’espace francophone, la France plaide pour une mutualisation de la gestion militaire, incarnée par l’Europe de la Défense.

Cette diplomatie économique, à l’heure actuelle, s’inscrit notamment dans la perspective du « Consensus de Wall Street », un concept qui renvoie au nouvel agenda de développement des Institutions financières internationales, des banques multilatérales de développement, des agences de développement, des sociétés de gestion d’actifs financiers, etc. L’objectif est de maximiser les financements privés dans les pays du Sud global en les prémunissant de divers risques (risques politiques, risque de demande, et risque de change). Cette philosophie du « développement comme neutralisation des risques » est à la base du « New Deal » de Macron pour l’Afrique. Elle implique non seulement une privatisation des services publics, à travers des instruments comme les partenariats publics privés (PPP), mais encore elle transforme les États en assureurs bénévoles des profits des investisseurs internationaux. Dans la déclaration finale de douze pages du récent Sommet de Paris sur le financement des économies africaines, le mot « risque » apparaît dix-neuf fois. La résonance accrue de ce type d’approche néolibérale sur le continent est rendue possible par l’approche fonctionnaliste, dépolitisée et technocratique des cercles de décision économique et des institutions telle l’Union africaine.

Le rôle de la « société civile » néo-impériale

Le sommet Afrique-France de Montpellier va formellement consacrer l’alliance entre le régime de Macron et une certaine « société civile » africaine taillée sur mesure pour donner l’illusion qu’il serait à l’écoute des populations africaines et de leurs intellectuels. Face à l’illégitimité des dirigeants d’Afrique francophone, traditionnels alliés de la France, il a pu sembler astucieux d’ériger une « société civile » néo-impériale ayant vocation à servir de bouclier face au « sentiment antifrançais » en progrès sur le continent et aussi à valider, par omission ou par conviction, des options économiques néolibérales comme solutions aux problèmes africains.

Le président français a demandé à l’universitaire camerounais Achille Mbembe de réunir un groupe de personnalités africaines avec pour mission d’organiser des consultations populaires dans une douzaine de pays du continent et dans la diaspora et, sur cette base, de livrer des recommandations lors du sommet de Montpellier, « l’événement pour réinventer la relation Afrique France ». En acceptant cette mission, Mbembe et son groupe se sont mis à dos une partie des intellectuels africains et ont dû régulièrement se justifier dans les médias français face à l’accusation de « trahison des clercs ».

Le profil de l’intellectuel africain « fréquentable » pour l’Élysée et le Quai d’Orsay concerne d’une part ceux qui n’ont pas d’objections manifestes vis-à-vis du déploiement de la logique néolibérale à l’échelle du continent. Il inclut d’autre part ceux qui, comme Achille Mbembe, distinguent leur démarche de l’anti-impérialisme et, même, n’hésitent pas à proposer que la France organise une « grande transition » destinée à installer la démocratie en Afrique centrale. Œuvrer nolens volens à effacer voire à aseptiser la tradition intellectuelle critique africaine nourrie aux deux mamelles du panafricanisme et de l’anticapitalisme est une formule qui a souvent fait florès pour les intellectuels africains en quête de notoriété en Occident.

Dans la période coloniale, la France choisissait ses interlocuteurs parmi les « bons » mouvements de libération. Après les indépendances, les « bons » présidents et leaders politiques furent promus au détriment des « mauvais » qui furent chassés du pouvoir ou assassinés avec le soutien de Paris. Ce qui va se jouer au sommet de Montpellier n’est peut-être ni plus ni moins que la volonté de Paris de contenir le discrédit politico-diplomatique et le relatif déclin économique de l’Hexagone sur le continent africain. S’adjoindre pour l’occasion les services d’une société civile néo-impériale dont la connexion organique avec les masses populaires est quasi inexistante n’est sans doute pas ce qu’on pourrait appeler une stratégie bien pensée.

Au-delà des faux-semblants de Montpellier, la bonne nouvelle est que la lutte pour une « seconde indépendance » est portée sur le plan intellectuel par des initiatives panafricanistes comme le Rapport Alternatif sur l’Afrique (RASA) et le Collectif pour le Renouveau Africain (CORA). Publiée en mai 2021, la première édition du RASA a pour titre Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation. Lancé en avril 2021, CORA rassemble une centaine d’intellectuels de toutes disciplines, des arts aux sciences exactes. Comme le souligne son Manifeste, il œuvre, dans le respect de la diversité linguistique, à « l’émergence d’une Afrique véritablement indépendante et souveraine avec comme horizon l’éclosion d’une authentique éthique humaniste marquée du sceau de la solidarité universelle. » Comme le soutenait Frantz Fanon, la responsabilité de l’intellectuel africain doit se comprendre comme une responsabilité tournée vers la libération du continent.

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