«LE CHEF DE L’ETAT N’A AUCUNE CONTRAINTE A APPLIQUER UNE RECOMMANDATION D’UN ORGANE DE CONSEIL OU DE CONTROLE»
Abdoul Aziz Tall est connu pour ses contributions sur l’administration publique sénégalaise. Diplômé en sciences politiques de l’université de Montréal, Mba de Hec Montréal, il a occupé les fonctions allant de chef de section de la formation au Bom jusqu’aux postes de ministre directeur de cabinet de Monsieur le président de République et de Ministre en charge du suivi du Pse. Tout au long de sa riche carrière, il a eu à occuper les fonctions de directeur administratif, secrétaire général, directeur général de la Lonase, délégué général à la réforme de l’état, directeur général du Bom. a ce titre, il a eu à conduire plusieurs études portant sur les réformes dans l’administration publique sénégalaise. la polémique soulevée par le reportage de la bbc et qui place l’inspection générale d’état au cœur du débat, nous donne le prétexte d’évoquer avec lui le rôle et la place des organes de conseil et de contrôle de l’état dans le processus décisionnel du président de République.
Abdoul Aziz Tall, quelle importance pourrait-on accorder à ce rapport de l’IGe dans ce supposé scandale sur le pétrole et le gaz ?
En parlant de ce rapport, je voudrais tout d’abord me désoler que des extraits en soient publiés sur l’espace public, alors qu’il est par définition exclusivement destiné à Monsieur le Président de République. C’est très grave, parce que c’est la preuve que le caractère hermétique qui a toujours prévalu au niveau de certaines institutions est en train de voler en éclat. Ce qui naturellement, peut contribuer à démythifier et à discréditer ces dernières et par-delà, toute l’administration sénégalaise. L’âme d’une République réside dans son caractère sacré. Cela dit, les rapports de l’Ige, du Bom comme ceux du contrôle financier ont toujours été produits en nombre d’exemplaires très limités. Et pour autant que je me souvienne, on s’organisait pour que chaque exemplaire ait un signe distinctif, de sorte que s’il y avait fuite, (ce qui était très rare) il était relativement aisé d’en identifier l’origine.
Comment expliquez-vous ce relâchement au niveau de ces grands corps d’état?
Je me garderai d’utiliser le terme de relâchement pour parler de cette prestigieuse institution qui est placée au sommet de la hiérarchie des corps de notre administration. Mais de façon empirique, il est aisé de constater que le mode de recrutement n’obéit plus à la même rigueur que par le passé. Il y a eu avant l’an 2000, nombre de concours d’entrée à l’IGE pour lesquels, aucun candidat n’était admis, tant la sélection était rigoureuse. Mais, une des particularités de l’institution est que l’on peut y accéder aussi par ce que l’on appelle «le tour extérieur» qui est une voie à travers laquelle le Président de la République lui-même, peut désigner de hauts fonctionnaires pour intégrer ce prestigieux corps. Il se trouve qu’il y a une période où l’accès à l’IGE a connu beaucoup de figures par cette voie, au point de briser le ratio qui voudrait que les 2/3 de son effectif soient issus du concours direct et professionnel et que seul l’autre 1/3 soit réservé à l’accès par le tour extérieur. Cette disproportion dans les conditions d’accès a pu très certainement avoir une incidence sur la rigueur et les exigences du fonctionnement de ce prestigieux corps.
Oui, on a même entendu parler de promotion-récompense à travers ce tour extérieur
Le Président de la République étant seul habilité à nommer les fonctionnaires en vertu de son pouvoir discrétionnaire, que l’on se garde de qualifier ses choix.
Pour en revenir au fameux rapport qui défraie la chronique, quelle appréciation en faites vous ?
Je ne peux pas apprécier un rapport dont je n’ai aucune connaissance du contenu. Toutefois, ce qui intéresse le conseiller en organisation que je suis, soucieux du respect des procédures, c’est de savoir si le rapport en question a effectivement obéi à toute la procédure en vigueur en matière de vérification. Un rapport de l’Ige, pour être crédible, doit obéir aux normes en vigueur en matière de vérification. Cela dit, il est extrêmement important que l’opinion comme tous ceux qui brandissent ce rapport, pour soutenir une plaidoirie à charge, comprennent que les institutions comme l’Ige, le Bom, le contrôle financier, sont des organes d’aide à la prise de décisions au service de Monsieur le président de la République. Les rapports qu’elles déposent sur son bureau n’ont aucun caractère coercitif ou contraignant à son endroit.
Expliquez-vous !
Lorsque le Président de la République veut prendre une décision, il peut demander par exemple à l’un de ces corps de lui étudier le sujet, en fonction de son domaine de compétence et de lui fournir des éléments d’appréciation sur la décision qu’il va prendre. Ces organes qui sont techniquement outillés, vont chercher sur le terrain les informations nécessaires pour éclairer la décision du chef de l’Etat. Après lui avoir présenté la situation, c’est-à-dire décrit les faits, ils en font l’analyse avant d’en tirer des recommandations. C’est l’ensemble de ces recommandations qui sont consignées dans un rapport à soumettre à Monsieur le Président de République. La finalité de l’exercice est donc de réduire les risques d’erreurs dans les décisions de l’autorité.
Est-ce que ces recommandations s’imposent à Monsieur le président ?
Justement non ! Il peut y avoir au moins trois cas de figure dans la suite à apporter à ces rapports. Premièrement, le Président peut approuver l’ensemble des recommandations. A partir de ce moment, celles-ci passent du stade de recommandations à celui de directives, à faire exécuter par les acteurs et institutions concernés par le rapport. Deuxièmement, le Président peut approuver une partie des recommandations et en rejeter d’autres. Alors, celles qui sont approuvées font l’objet de directives comme dans le premier cas de figure. Enfin, restent les recommandations qui ne sont pas approuvées par le Président et qui peuvent, soit faire l’objet d’une demande d’investigation complémentaire plus approfondie, ou simplement classées sans suite. En d’autres termes il n’y a aucun rapport dont l’application intégrale s’impose à Monsieur le Président de la République.
Comment expliquez-vous ce décalage qui peut exister entre les conclusions des corps de contrôle et de conseil, et le niveau d’appréciation de leurs recommandations par le chef de l’état ?
Il faut d’abord dire que le processus que je viens de vous décrire relève du schéma classique. Mais je m’empresse de préciser qu’il est très rare que le Président ne soit pas en phase avec les recommandations de ses organismes d’aide à la prise de décisions. Seulement la philosophie que je voudrais que l’on retienne de cette démonstration, est que le Chef de l’état n’a aucune contrainte au plan réglementaire, à appliquer une recommandation d’un organe de conseil ou de contrôle.
Pouvez-vous donner une explication à cela ?
Vous savez, ce n’est pas par hasard que l’on dit que le président de la République est «l’homme le plus informé du pays». Cela veut dire qu’au même moment où il commandite un rapport, il peut lui-même disposer d’un certain nombre d’informations sur l’objet de sa requête. Des informations dont ne dispose pas forcément l’organisme mandaté. Dès lors, il s’agira pour lui, de confronter ses propres informations à celles qui lui sont présentées pour mieux asseoir sa décision. C’est ce qui explique qu’il peut ne pas retenir une recommandation, même si celle-ci peut paraître évidente a priori. Cela peut être pour des raisons liées à d’autres considérations, comme la sécurité, des questions de raison d’état ou autres. A titre d’exemple, je vous dirais qu’il était très rare que le Président Abdou Diouf rejette des recommandations issues des rapports du Bom.
Comment expliquez vous cela ?
D’abord parce qu’on y mettait énormément de soins avant de les lui soumettre, mais nous savions également qu’il prenait lui-même le temps de les lire, de les annoter et éventuellement même de corriger les fautes de frappe ou la ponctuation. Quand on lui soumettait un rapport de plus de 100 pages le vendredi, il nous revenait au plus tard la semaine suivante, avec des observations précises. Et c’était là, la principale source de motivation des agents du Bom. Par rapport à notre statut, nous n’étions pas bien rémunérés, mais nous avions la satisfaction et la motivation de participer au processus décisionnel de Monsieur le Président de République.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de rejet de recommandations par le président.
Comme je vous l’ai dit, il était très rare que des recommandations du Bom soient rejetées. Il y avait des conseillers de très haut niveau au plan intellectuel, solidement ancrés dans les valeurs républicaines, la culture et le sens de l’état, sortis de très grandes écoles de management des Etats-Unis, du Canada et de France, dont certains comme Djibril Ngom, Wahab Talla, André Sonko, Mouhammad Sall Sao ,Tidiane Sylla, Amy Sakho, Pathé Ndiaye et bien d’autres que je pourrais pas tous nommer ici (mais qui sont tout aussi valeureux) , se sont particulièrement distingués dans ces grandes écoles. C’étaient aussi des fonctionnaires rigoureux et motivés, dont la vocation première était d’abord de servir l’état. Bien entendu, ils avaient en retour une oreille attentive de la part de l’autorité supérieure dont ils recevaient régulièrement le feedback de leurs activités. Dans notre administration d’aujourd’hui, il y a beaucoup de déficit en matière de culture d’Etat. Et c’est peut-être cela qui explique les dérives constatées dans l’attitude de certains fonctionnaires. Au niveau de L’Ige également, on a connu des fonctionnaires émérites tels que Sirecondi Diallo, Youssuf Ly, Ousmane Ndiaye, Mouhammad El Moustapha Diagne qui a été le dernier ministre des finances de Abdou Diouf, Abdou Karim Guèye dont l’expertise a été plusieurs fois sollicitée au plan africain, et bien sûr, d’autres qui ont fait les beaux jours de cette prestigieuse institution. On pouvait dire la même chose de la qualité des agents du contrôle financier et sur leur profond sens de l’état. Il y avait une complicité positive dans le travail entre les agents de ces institutions du fait de missions conjointes qui pouvaient les réunir dans certaines circonstances.
Je reviens sur un exemple de recommandation non retenue. Pouvez-vous nous en donner au moins un échantillon ?
Je constate que vous tenez beaucoup à avoir un exemple. Je vais vous le donner à travers cette anecdote. C’est lorsqu’ un jour Pathé Ndiaye, mon directeur de l’époque m’avait demandé à travers une consultation, de faire des recommandations à Monsieur le Président de la République, relativement à une situation où deux ministères revendiquaient chacun la tutelle d’une Direction générale, dont les activités étaient voisines à celles de leurs attributions. J’avais traité le dossier avec diligence et selon les règles et normes d e s sciences administratives, pour arriver à soumettre une recommandation en faveur d’un des ministères. Mais à ma grande surprise, la recommandation ne fut pas retenue par le Président Diouf. Et ce n’est que plus tard, sans qu’il n’eût été obligé de le faire, mais certainement par courtoisie et par l’amitié qu’il avait à mon endroit, il a trouvé le moyen de m’expliquer les motivations de son choix qui, croyez moi, n’avaient absolument rien à voir a priori, avec le sujet traité. C’était lié plutôt à une question d’intérêt vital pour la sécurité de notre pays. Vous voyez comment on peut dans certaines circonstances être emmené à prendre des décisions à partir de considération que seul le preneur de décisions est en mesure d’expliquer. Toutefois, il faut relever qu’autant le Président pouvait rejeter des décisions, autant il pouvait revenir sur des décisions suite à des recommandations du BOM.
Terminons avec ces fuites constatées de plus en plus dans l’administration. Vous les avez déplorées au début de cet entretien. Comment, l’expliquez-vous ?
Quelle que soient les circonstances, le fait de divulguer une information confidentielle n’honore pas le fonctionnaire qui en est l’auteur. Je vous renvoie à une contribution intitulée «que reste t-il de l’obligation de réserve ?» que j’avais consacré à ce sujet, il y a de cela quelques semaines, et dans laquelle je m’indignais du non-respect de l’obligation de réserve de la part de hauts fonctionnaires ayant quitté leur fonction. Je rappelle juste que l’obligation de réserve est une restriction de la liberté d’expression qui s’applique aux agents du service public, en particulier les hauts fonctionnaires. Que l’on soit en position de retraite, de détachement ou même en activité sur le champ politique, la référence à ces valeurs et le respect de ces règles d’éthique et de déontologie s’imposent à tous ceux qui détiennent ou ont détenu une parcelle de pouvoir ou d’autorité dans la gestion des affaires publiques.