A LA UNEHISTOIRE

L’ORIGINE DE LA LUTTE AVEC FRAPPE DU SENEGAL

En intégrant des pratiques physiques, sportives et culturelles, la lutte ne laissait guère indifférent un pouvoir colonial décidé à s’installer durablement dans la logique du « tout contrôle ».
La prégnance de son versant physique ne pouvait la mettre hors du champ des préoccupations du colonisateur, surtout au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les conclusions du recensement (établi en Afrique occidentale par le Ministère français de la guerre en 1921) stipulant que « le noir de l’Afrique occidentale est un sous alimenté qui, à 19 ans, âge de l’incorporation n’a pas atteint un développement physique suffisant » révélaient, selon les autorités coloniales, une situation démographique alarmante qui ne peut aider à la réalisation de l’objectif colonial de faire de l’AOF
« un réservoir d’hommes aptes à contribuer au développement de la France pendant la paix et prêts à la défendre si elle était attaquée ».

Cette situation incita les pouvoirs publics coloniaux à développer l’activité physique en AOF dans le but de former des individus robustes, capables d’assurer la sécurité de la puissance colonisatrice et la mise en valeur des colonies. Ainsi, par une circulaire du 15 juin 1923, le ministre des colonies Albert Sarraut enjoignit aux gouverneurs généraux « de redoubler d’efforts en faveur du développement et de la diffusion de la culture physique parmi les populations coloniales » .

Même si le colonisateur considérait que sa culture physique était plus apte à servir de d’instrument de colonisation et de « vecteur de civilisation »la lutte, pratiquée avec un investissement élevé d’efforts physiques, pouvait aussi être mise à contribution dans l’objectif colonial « dire que le discours colonialde l’époque attribuait aux « indigènes ». Ces derniers ne devaient ainsi pratique d’amélioration de la race noire» .En plus pour l’envahisseur, la lutte concordait avec le caractère enfantin et l’intelligence inférieure, selon les pouvoirs publics coloniaux, que des « sports simples, qui ne nécessitent pas de matériel spécial, de fortes dépenses », régis par des « règles et principes techniques et tactiques qui ne sont pas compliqués ».

La lutte bénéficiait alors de la bienveillance des autorités coloniales. Celle-ci se manifesta à la fin des années 20 par des autorisations d’organiser des séances payantes de lutte à des entrepreneurs de spectacles comme Maurice Jacquin et Décayeux Henri Camille. Le premier eut l’idée d’ériger en 1927 pour la première fois le Lamb en spectacle payant sur un ring installé dans sa salle de projection cinématographique dénommée Le Rialto sis à ce qui s’appelait alors l’avenue du Barachois, actuel emplacement de la BCEAO Siège. Quant au second, il était autorisé par l’administrateur de la Circonscription de Dakar à organiser régulièrement des spectacles de lutte sur un terrain situé en bordure des routes de Ouakam et du champ de courses. Ces spectacles donnèrent d’ailleurs le coup d’envoi de la marchandisation de la lutte.

Cette bienveillance tenait aussi à la parfaite adaptation de la lutte avec le système sportif ségrégué que les autorités coloniales voulaient instaurer dans les colonies, surtout dans les années 20 et 30 . En effet, une sorte d’apartheid sportif, qui relevait surtout de la réticence des Français à se mesurer avec des athlètes noirs, était de mise d’autant que le syndrome Siki restait encore vivace dans les esprits. Alors, le scandale qui fit suite à la victoire à Paris du boxeur sénégalais Mborika Fall alias Battling Siki sur Georges Carpentier le 22 septembre 1922 ne devait plus se reproduire. Déjà bien avant cette victoire que la presse française d’alors qualifiait de « véritable tragédie », Pierre de Coubertin notait en 1913 qu’ «une victoire, même pour rire, pour jouer de la race dominée sur la race dominatrice » peut être interprétée comme « un encouragement à la rébellion ». La frilosité d’organiser des compétitions entre Blancs et Noirs ( puisqu’elles pouvaient, selon le pouvoir colonial remettre en cause l’ordre colonial et devenir des vecteurs d’idées subversives) et la crainte qu’une défaite ne ternît le prestige du Blanc et n’entamât son autorité perdurèrent jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale .

De même en 1936, le lieutenant-colonel Cazeilles, président du comité central, conseillait « pour des raisons de prestige, et pour éviter des incidents toujours possibles entre éléments blancs et noirs » de s’abstenir de compétitions mixtes. Ainsi, les autorités coloniales tenaient à éviter aux Français « l’humiliation d’être parfois tapés par des éléments soumis la veille ». Elles ne pouvaient alors qu’adopter une attitude tolérante à l’égard de la lutte, une affaire de Noirs, qui excluait la possibilité de réédition de l’exploit de Battling Siki ».

Cette tolérance s’expliquait également par la quasi inexistence autour de la lutte d’associations sportives souvent placées sous haute surveillance par l’Etat colonial qui craignait qu’elles ne servent de paravent aux activités politiques et religieuses. D’ailleurs, pour éviter l’essor du mouvement associatif dans les colonies, les autorités « métropolitaines » n’y avaient pas étendu la loi du 1er juillet 1901 sur les associations. Bien au contraire, le pouvoir colonial renforça la répression de l’activité associative qui semblait connaitre une recrudescence en 1923, le général Claudel, commandant supérieur des troupes du groupe AOF, déplorait la prolifération de «sociétés où les questions religieuses et politiques tenaient une place plus importante que le sport » et estimait qu’il « était indispensable d’éviter des associations comprenant exclusivement des membres musulmans ».

Les autorités coloniales percevaient, en effet, les confréries musulmanes comme les seules forces de résistance capables de noyauter les associations sportives. Elles tentèrent alors, durant toute la période de l’entre-deux guerres, de placer sous très haute surveillance ces associations qui n’étaient pas cependant indispensables à la pratique d’un sport individuel comme la lutte. Celle-ci ne pouvait donc être dans leur ligne de mire. Si le pouvoir colonial donnait son assentiment à la lutte, c’est peut être aussi parce qu’il considérait que celle-ci pouvait contribuer à sa stabilité en servant d’exutoire à la soif de révolte violente contre l’ordre colonial. Les combats de lutte donnaient parfois lieu à des scènes de violence qui frisaient parfois l’inhumanité et à des bagarres généralisées, surtout en cas de contestation du verdict.

Et l’administration coloniale n’entreprenait aucune action d’envergure pour les enrayer. Peut être qu’elle avait compris que la violence dans l’arène pouvait assurer sa « paix armée » en constituant un canal d’évacuation pacifique à l’agressivité juvénile et une forme de contrôle du trop plein d’énergie des jeunes . En tant que loisir populaire, la lutte pouvait aussi être perçue par l’Etat colonial comme « opium du peuple » et donc comme moyen d’affaiblir les risques de soulèvements populaires.

En effet, pour s’exiler d’une réalité aliénante et satisfaire ainsi leur besoin de desserrer l’étau colonial en rompant avec un quotidien synonyme de crainte, de frustrations, d’humiliation, les colonisés se réfugiaient dans la lutte ; ce qui pouvait les distraire de la domination à laquelle ils étaient soumis, et les détourner alors de toute action revendicative ou subversive. Enfin, avec les loyautés régionales et ethniques qu’elle entretenait, la lutte servait d’espace d’expression et de régénération des identités ethniques et spatiales, et pouvait alors ralentir le processus d’émergence et de consolidation du sentiment national.

Elle s’inscrivait donc en droite ligne de « l’idéologie du tribalisme » que les colonisateurs avaient cherchée à construire en fomentant des divisions ethniques , spatiales et pouvait alors bénéficier de leur agrément. Cependant, même si la lutte semblait être dans les bonnes grâces du colonisateur, une forme de résistance à l’ordre colonial s’y déployait.

Avec l’historien et chercheur Sobel DIONE

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