HISTOIRE

L’ORIGINE ET L’HISTOIRE DE LA LUTTE CHEZ LES SEREERES

Le mythe du berger qui rencontra les génies nains – appelés Kouss en sérère – et qui reçut d’eux l’initiation à la lutte et la bande de cotonnade appelée : Maafir (« se terrasser mutuellement, si tu me terrasses, je te terrasse ») nous situe dans les temps primordiaux, autant dire sans âge( Alphonse Raphaël Ndiaye , 1996: 109‑138). Mais, dans l’imaginaire sérère, les génies nains partagent l’existence des individus, et s’ils sont invisibles au commun des mortels, ils peuvent être « vus » par ceux qui sont dotés d’une double capacité de vision, ceux qui peuvent accéder à la surréalité, au monde parallèle. Voici le témoignage personnel que Léopold Sédar Senghor en fait, en se référant à son royaume d’enfance : « J’ai donc vécu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les êtres fabuleux par‑delà les choses, les Kouss dans les tamariniers… » .

« Génies qui rappellent les premiers habitants de l’Afrique noire, les Pygmées qui furent exterminés ou refoulés par les Grands Nègres. » L’ancien champion de lutte, du nom de Niakar Diagne, du village de Djilor Djidiak – né en 1933 (88 ans) – nous a fait le témoignage suivant sur les rapports entre la lutte et les génies nains. « J’ai entendu évoquer une origine liée au Kouss : en général le champion invincible peut avoir eu une relation avec les Kouss. Alors qu’il est enfant, il a été emporté – on dit “volé” – par les Kouss qui l’élèvent et dont il devient, pour leur compte, le berger des animaux sauvages. Alors il lutte régulièrement avec eux. Lorsqu’il aura terrassé leur chef, ils le libéreront et il reviendra parmi les siens. Cette expérience en aura fait un champion invincible. J’ai eu un oncle auquel cela est arrivé : il s’appelait Diaga Senghor et il a été invincible. J’ai entendu dire qu’il a été “volé” par les Kouss et il a vécu avec eux pendant un peu plus de 7 ans. Cela s’est passé avant ma naissance ».

Sans doute l’ampleur de la pratique gymnique, notamment à travers les tournées, et dans la suite de l’Assemblée annuelle des dignitaires, constitue‑t‑elle un indicateur crédible de l’ancienneté de la lutte dans les villages et les terroirs occupés par les migrants sérères venus de la vallée du fleuve par vagues successives. Mais peut‑être peut‑on remonter encore plus loin, en prenant comme repère l’installation des Sérères dans la vallée du fleuve Sénégal, avant la prise de Koumbi Saleh, en 1076, ou lorsque les Sérères, agriculteurs et éleveurs, occupaient les terroirs situés plus au nord que sont le Tagant, puis le Hodd. En effet, certains chercheurs estiment que c’est l’assèchement du Sahara qui a entraîné la descente conséquente des populations agraires et pastorales vers les berges du fleuve, avec en définitive une présence humaine dont la densité a été supérieure à la capacité de charge de la vallée. Cette situation aurait même entraîné la remontée de certains groupes sérères vers les sources du fleuve, en direction des hauteurs du Fouta Djallon jusqu’au Gabou, avant qu’ils ne prennent une direction nord‑ouest vers les habitats actuels. Cette conviction se fonde par ailleurs sur l’adoption des noms des provinces d’origine comme noms des lignages maternels des migrants. Activité liée à la société agraire et pastorale, on pourrait admettre que la lutte ait été déjà pratiquée par les Sérères dans la vallée du fleuve et peut-être au Tagant ou au Hodd. Quelles que soient l’ancienneté de la pratique et des tournées auxquelles elle a donné lieu, on retiendra qu’elle s’étend sur des siècles et à l’ensemble des pays sérères. Par l’organisation des joutes dans le prolongement des assemblées annuelles des grands dignitaires, elle établissait et consolidait des liens forts entre les terroirs, en jouant un rôle de marqueur d’une identité en construction.
La trajectoire du champion Bugar Biram‑o‑Ngoor Faye de Djilakh à travers les provinces du pays en donne une large illustration.

Bugar Biram‑o‑Ngoor conquit le Jegemb, le Sinig, le Mbey (Saloum), le Ndun (îles du Saloum et littoral atlantique).
Les frontières du royaume du Sine sont habituellement situées, sur le littoral atlantique, de la rivière de Thiémassas à environ 1 km au sud de Nianing, jusqu’à la pointe de Sangamar. Cette bande de terre se prolonge dans une direction nord‑est jusqu’au‑delà de Diakhao, la capitale du royaume. Il incluait également et très largement les îles du Saloum, terroir appelé Ga Ndun, avec 19 îles habitées par les Sérères Niominka. Quant à la mention de Mbey, elle renvoie très clairement au royaume du Saloum, que le roi Gelwaar Mbégane Ndour conquit vers 1493 et qu’il gouverna en même temps que le Sine. Le Jegemb, situé à l’Ouest du Sine est prolongé au nord et à l’est par le Diobasse et ce dernier réalise une jonction entre ces deux ensembles et ceux des « Sérères du Nord‑Ouest » dits « Cangin » : Saafeen à l’ouest sur le front maritime (Poponguine), Paloor au nord (Pout), Noon (environs de Thiès), Ndut (au nord), Lehaar (nord‑est). Ces différents territoires relevaient de deux autres royaumes précoloniaux : le Baol et le Cayor. On réalise ainsi l’étendue des pays sérères inclus dans les conquêtes gymniques de Bugar Biram‑o‑Ngoor, dont le parcours édifie en même temps sur l’étendue de la pratique de la lutte. Une pratique qui, contrairement à d’autres manifestations sociales sélectives, est particulièrement inclusive, car suivie par des publics sans distinction d’âges, de sexes ou de catégories socioprofessionnelles.

Selon Ndeba Sékène Ndour, du village de Joob, au Sine, informateur d’Amade Faye (Faye, 2012), situe les faits au village de Djilor Djidiak et non à Mbissel. Voici comment il les rapporte, dans un récit rythmé, dont les propos sont transcrits en vers, numérotés par groupe de cinq. « Maysa avait amené Tening Joom avec lui./ Il avait amené Tening Joom avec lui à Mbissel, / Quand Tening Joom atteignit l’âge de la puberté /Personne n’osait lui faire la cour/ Les serviteurs de la cours n’osaient guère lui faire la cour,/ Il n’y avait pas dans la concession assez de garçons/ Les hommes n’osaient pas lui faire la cour/ Elle finit par devenir une grande jeune fille/ Bugar Biram – o Ngoor, un lutteur originaire de Jilaax/ Qui conquit tout le Jigemb/ Qui conquit le Sinig/ Qui conquit le Mbey,/ Qui conquit les contrées du Ndun/ Vint participer aux joutes de Jiloor et y triompha./ L’organisateur des joutes tua un taureau en son honneur./ Pendant qu’il dansait dans l’arène/ Il aperçut Tening Joom et l’observa longuement./ À la fin des jeux, il dit : / “La fille au teint noir (foncé) que j’ai aperçue dans la foule,/ Faites la venir. Je l’invite à diner avec moi”. / Il invita Tening à diner et ils dinèrent ensemble. / Ils dinèrent ensemble et s’aimèrent,/ Ils s’aimèrent et, cette même nuit, elle conçut… » Les deux jeunes gens vont continuer de s’aimer, car le champion a prolongé son séjour à Djilor jusqu’à la fin de la saison des pluies. Lorsque la grossesse devient indiscutable, après maintes conjectures sur sa réalité et l’identité de son auteur, Tening Joom la confirme et indique que le champion en est l’auteur. Maysa Waaly entre dans une grande colère, fait venir celui‑ci en le menaçant en ces termes : « C’est toi qui a engrossé ma nièce ! Je vais te couper la tête ! » (Faye, 2012 : 121). Cette décision émeut les sages qui tiennent un conseil, à l’issue duquel ils font comprendre à Maysa Waaly que le champion de lutte, au regard de ses performances, est digne d’engendrer un roi. Ils ajoutent : « En vérité, le pouvoir n’est rien d’autre qu’un titre. » (Faye, 2012 : 121) Maysa Waaly finit par s’adoucir, mais exige une forte réparation. Informé, le père du lutteur, un richissime notable, n’est nullement impressionné par le titre royal de Maysa Waaly, qu’il semble bien connaître et qualifie de « toléré », promettant de satisfaire ses exigences : « Le toléré est plus puissant que moi/ Mais je suis plus fortuné que lui. / S’il a des vaches, j’en ai plus que lui ; / S’il s’agit d’argent, j’en ai plus que lui ; / S’il a des chèvres, j’en ai plus que lui ; / S’il s’agit de chevaux, j’en ai plus que lui ; / S’il s’agit de serviteurs et servantes, j’en ai plus que lui. / Qu’il ne le tue pas ; qu’il les marie, / En contrepartie, je lui offre sept génisses. » (Faye, 2012 : 123 et 125). Cependant, les exigences du roi sont autres : « deux serviteurs – un homme et une femme – un cheval et une jument, sept pièces d’argent ngurdu (pur) ». Le père les satisfait et y ajoute même les sept génisses promises.

Un champion de lutte au palmarès aussi élogieux que celui de Bugar Biram‑oNgoor peut bien être le digne époux d’une princesse. S’y ajoute l’aisance de son père, qui est de haute lignée au sein de la société agraire sérère. Mais dans l’un des récits de la thèse d’Amade Faye, Maysa Waali décide de sanctionner le champion de lutte en l’obligeant à passer la nuit à la place publique du village, juste avant que ne commence un violent orage. Or, loin de protester devant cette épreuve qui émeut les villageois, Bugar Biram‑o‑Ngor s’est contenté de tracer un cercle autour de la place et de se coucher sur l’un des sièges. Au réveil, les villageois rendus sur les lieux, et qui croyaient trouver le lutteur trempé jusqu’à la moelle des os, l’entendent ronfler, tant son sommeil est profond et son cœur serein. Aucune goutte de pluie ne l’avait touché et l’espace délimité par le cercle était sec ! Pourtant, en raison de son intensité, la pluie avait créé des ravinements autour de la place et les eaux s’étaient déversées sur différentes parties du village.
Les villageois en sont fortement impressionnés, de même Maysa Waali en personne lorsqu’on lui en rend compte ! Assurément le champion est un bon parti pour Tening Joom et telle est désormais la conviction du roi, devant ces faits et après mûre réflexion. Grâce à lui, une relation durable peut être nouée entre la noblesse de sang Gelwaar et la noblesse terrienne et agraire . D’autre part, il s’agit pour Maysa Waali de consolider l’option de voir les femmes gelwaar être les seules sources d’accès au trône car dès lors, la noblesse gelwaar peut nouer sans risque, une alliance avec un dignitaire des terroirs d’accueil. C’est pourquoi lorsque sa nièce donne le jour à un nouveau‑né mâle, Maysa Waali écarte le prénom de Ngoor choisi par le champion de lutte – celui de son grand‑père – et décrète que l’enfant s’appellera Tasee, qui veut dire en sérère « la parenté est intacte: o fog tasee ». Cette option est maintenue par les descendants et permet d’ores et déjà d’écarter les fils que Maysa eus avec ses femmes , au profit de ceux issus de sa nièce. Ainsi il est justifié et confirmé que « Le Sinig n’est pas la propriété d’un patrilignage, il est la propriété d’un matrilignage » (Faye, 2012 : 149), de même l’adage « O loq yaay fiisu a Sinig » (« C’est le bâton maternel qui a délimité le Sine »), autrement dit, « Au Sine, c’est le ventre qui ennoblit. »

Avec Sobel Dione

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