Moly Kane, un jeune cinéaste qui a forcé les portes du destin

Entre le Toronto international film festival (Tiff) en septembre dernier et le Festival international du film francophone de Namur (Fiff) en ce début octobre, le tout nouveau court-métrage «Les tissus blancs» ou «Sër bi» du jeune réalisateur sénégalais Moly Kane s’affiche à l’étranger. Le cinéaste, actuellement en France, nous a confié sa fierté d’avoir été sélectionné à ces deux prestigieux rendez-vous du 7ème art.
Par Modou Mamoune FAYE
Lorsque nous l’avions appelé il y a quelques jours, nous pensions que Moly Kane était à Dakar, mais la tonalité de la sonnerie de son téléphone fait vite deviner qu’il répondait de l’étranger. «Salut Grand, je suis actuellement à Paris», nous dit-ilau bout du fil, d’une voix enjouée. Quelquesheures avant cet appel, nous avions appris que son tout nouveau court-métrage de 20 minutes,«Les tissus blancs» ou «Sër bi», est en compétition officielle au 35 ème Festival international du film francophone (Fiff) de Namur (Belgique), du 2 au 9 octobre. Il faisait également partie de la sélection du Toronto international film festival (Tiff, Canada) qui s’est achevé le 19 septembre dernier et où il a été projeté en grande première mondiale. «Je n’étais malheureusement pas sur place à cause des restrictions de voyage liées à la pandémie du coronavirus, mais j’ai eu de bons échos de la projection», nous confie Moly Kane.
Par contre, il sera bel et bien à Namur pour défendre son film, en compagnie des membres de son équipe, notamment ses partenaires Lionel Massol et Pauline Seigland de la société française les Films Grand Huit qui ont coproduit le court-métrage avec sa boîte Babubu Films. «Je remercie vraiment les comédiens, techniciens, ainsi que les partenaires financiers qui m’ont fait confiance dès le début, particulièrement le Fonds pour la promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle (Fopica), le Centre national du cinéma (Cnc), l’Organisation internationale de la Francophonie (Oif) et France Tv », poursuit-il. Selon lui, des festivals tels que Toronto et Namur donnent un passeport international à son film et lui permettent de circuler plus facilement. «Ils donnent aussi plus de visibilité à mon travail de réalisateur. A titre personnel, c’est un soulagement et une fierté d’y être sélectionné après 5 ans de travail», explique-t-il.
Drap blanc et cérémonie nuptiale
Dans «Les tissus blancs», Moly Kane jette un regard quelque peu pudique, mais plein de lucidité et de réalisme, sur un rite séculaire pratiqué dans presque tous les groupes socioculturels du Sénégal, qui subsiste dans certaines localités, même si elle devient de plus en plus rare. Il s’agit de la fameuse cérémonie nuptiale marquant la première nuit que passent ensemble les nouveaux mariés. Un évènement qui peut être valorisant ou, au contraire, traumatisant pour les jeunes filles. «Lorsque j’étais enfant, je me souviens avoir été plusieurs fois réveillé, très tôt le matin, par des clameurs, des tams-tams et des chants traditionnels célébrant l’union des jeunes mariés. Cette fête, qui me réjouissait autrefois, m’apparaît aujourd’hui comme une épreuve pour les femmes», explique Moly Kane dans la note d’intention de son film. A l’issue de la nuit nuptiale, toute femme qui n’est pas vierge est couverte de honte. Un déshonneur pour sa famille, surtout pour sa mère, car au petit matin, le drap blanc tacheté de sang (signe de sa virginité) est exposé à ses parents et à sa belle-famille. «Même si de nos jours, de nombreux couples échappent à cette tradition, elle reste néanmoins d’usage. Il n’est d’ailleurs pas rare que le divorce soit demandé juste après la nuit de noces lorsque le tissu reste blanc», poursuit le réalisateur.
Une société sénégalaise bourrée de contradictions
Dans le court-métrage, en s’inspirant de «Deux jours, une nuit» des frères belges Luc et Jean-Pierre Dardenne et de «4 mois, 3 semaines et 2 jours» du cinéaste roumain Cristian Mungiu, il campe l’histoire d’Ousmane et de Zuzana, respectivement interprétés par Khadim Sène et Madjiguène Seck. Cette dernière porte tout le film sur ses frêles épaules, car Moly Kane a tenu à faire d’elle le centre de son récit. «Son parcours imprime le rythme de chaque scène. À travers son histoire, je souhaite questionner l’hypocrisie de l’épreuve des tissus blancs», indique le réalisateur. Dans son travail de mise en scène, il reconnaît également s’être inspiré des films du grand cinéaste sénégalais Ousmane Sembène, tels que «Moolaadé» (une ode contre l’excision des filles), qui racontent des histoires d’où se dégage une grande force persuasive.
Son film a été entièrement tourné en décors naturels à Dakar, mais surtout à Pikine, une ville de la banlieue dont il connaît les moindres recoins pour y être né en 1986 et y avoir grandi. Pour son casting, il a procédé à un judicieux amalgame d’acteurs professionnels et de comédiens amateurs. «J’ai travaillé avec eux sur les dialogues pour aller chercher, dans chaque scène, ce qui relève de la mentalité sénégalaise», souligne Moly Kane. Dans ses premières réalisations, il évoquait déjà des thèmes liés à la complexité de la société sénégalaise parfois bourrée d’injustices et de contradictions. Ainsi, il traitait de la dure condition des handicapés physiques à travers sa première œuvre éponyme «Moly», produit en 2011 par la cinéaste martiniquaise Euzhan Palcy et projeté à Cannes la même année. Dans «Muruna», sorti quatre ans plus tard, il évoquait le phénomène du harcèlement sexuel et du viol au sein des familles et sur lequel on jette, le plus souvent, un voile de pudeur teinté d’hypocrisie. «Toute la filmographie de Moly est portée par cette urgence à raconter au monde le combat de l’émancipation des femmes au Sénégal. Soucieux de faire bouger les lignes, il jette un regard très critique sur le poids des traditions qui entrave la liberté d’action et d’expression des femmes de son pays», disent de lui ses coproducteurs Pauline Seigland et Lionel Massol.
La marraine Euzhan Palcy et le formateur Aziz Boye

Depuis son enfance, Moly Kane a toujours été un passionné du 7ème art. Sa rencontre, presque fortuite, avec Euzhan Palcy lors du Festival mondial des Arts nègres à Dakar en décembre 2010 a radicalement changé le cours de son existence. Lui qui est issu d’une famille modeste et handicapé physique de surcroît, ne voulait surtout pas baisser les bras ou s’adonner à la solution de facilité en mendiant dans les rues de Dakar. Il a cru en sa bonne étoile et a forcé les portes du destin. «Lorsque Moly est venu vers moi avec ses béquilles, j’ai senti de la détermination dans son regard et j’ai tout de suite été bouleversé. Plus tard, je l’ai fait venir en Martinique, l’ai installé dans ma famille et inscrit à l’Université des Antilles Guyane. Après son diplôme en Art et Culture, il est allé à la Fémis (Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son de Paris) avant de retourner dans son pays pour exercer le métier de cinéaste», nous confiait Euzhan Palcy lors d’une interview.
C’est grâce à cette femme, qu’il considère comme sa marraine, que Moly Kane a pu bénéficier d’une prothèse en carbone lui permettant désormais de marcher sans l’aide de béquilles. Une mobilité qui lui est d’un apport indispensable dans sa carrière de réalisateur. «En 2011, sur la scène du Festival de Cannes où il reçut sa prothèse, il était tellement heureux et bouleversé qu’il pleurait», se rappelait Euzhan Palcy. Lors de ce rendez-vous du cinéma mondial, il avait fait la rencontre de grands noms du 7ème art tels que Costa Gavras, président de la Cinémathèque française, qui lui avait attribué une carte de membre avec un accès permanent et gratuit à cette prestigieuse institution française. A ses débuts, lorsqu’il peinait à joindre les deux bouts, Moly Kane avait également été épaulé par des âmes charitables comme son formateur feu Aziz Boye, fondateur de Ciné Banlieue, qui lui a appris les rudiments du métier, les réalisateurs Ousmane William Mbaye, Laurence Attalli, Alain Gomis, Moustapha Samb de l’Institut français de Dakar et tant d’autres qui l’encouragèrent à persévérer dans ce dur métier de cinéaste. «Je tiens particulièrement à les remercier pour tout ce qu’ils ont fait pour moi», note-t-il.
Avec ses deux premiers films, «Moly» et «Muruna», il a glané des trophées au Fespaco de Ouagadougou (prix de l’Uemoa), à Angers (prix du public), au Festival Image et Vie à Dakar (meilleur court-métrage de fiction) et au Festival Cinémas droits humains d’Amnesty International à Paris (Grand prix du jury).Il s’est engagé avec autant de bonheur dans d’autres expériences cinématographiques avec, à la clé, deux documentaires intitulés «Vivons ensemble», tourné à Paris, et «Guinaw Rails au bout» dont l’histoire se passe dans un quartier de la banlieue dakaroise. Ses pérégrinations professionnelles l’ont également mené dans des pays comme l’Allemagne et la Roumanie où il a officié comme assistant réalisateur et chef de projet.
Lui à qui des bonnes volontés ont tendu la main lorsqu’il en avait besoin, veut renvoyer l’ascenseur et aider la nouvelle génération de cinéastes qui est en train d’émerger. «Depuis 2018, j’organise au mois de décembre un festival intitulé ‘’Dakar Court’’ afin de valoriser le format du court-métrage. Je poursuivrai cette initiative très importante pour moi et pour les jeunes des ciné-clubs du Sénégal, particulièrement les réalisatrices», annonce Moly Kane. Parmi ses projets les plus immédiats, une série en développement et la réalisation d’un premier long-métrage. Même si la pandémie de laCovid-19 a ralenti la promotion de son nouveau film et compromis ses invitations dans des festivals internationaux, il vit cette période si particulière de l’histoire de l’humanité avec philosophie. Il espère en sortir plus déterminé et la foi toujours en bandoulière.