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Reportage : dans la « jungle » de Samos, une vie d’ennui et de désespoir au milieu des déchets

Sur l’île grecque de Samos, non loin de la Turquie, au moins 7 500 Syriens, Afghans, Irakiens, ou encore Congolais sont installés dans des tentes en bordure de la ville de Vathy. Quasiment livrés à eux-mêmes, ils attendent dans des conditions dramatiques un premier rendez-vous pour leur demande d’asile qui, pour beaucoup, aura lieu dans plus d’un an. D’ici là, impossible pour eux de partir.

Un vent hivernal souffle sur l’île égéenne de Samos et se faufile à travers les masures et les tentes, éteignant les braises des maigres foyers. Après les averses du matin, le camp informel de Vathy, où s’entassent 7 500 Syriens, Afghans, Congolais ou encore Irakiens, est détrempé. La boue accroche les chaussures, les pentes de cette colline d’où affleurent des roches coupantes défient l’équilibre et seules les branches d’oliviers permettent de le maintenir.

Autour des grillages hérissés de barbelés du centre de réception de Samos, une ancienne caserne réaménagée en 2016 pour accueillir 650 personnes, une « jungle » labyrinthique s’étend sur la colline. À proximité immédiate de la mer et de Vathy, plus grande ville de l’île, les détritus s’accumulent, parfois mêlés aux immondices. Seuls les plus chanceux peuvent dormir sous un « toit », des petites cabanes qu’un groupe de débrouillards gazaouis et syriens construisent et vendent 300 euros. Les autres font ce qu’ils peuvent, avec palettes, bâches et bouts de bois pour surélever un peu leur tente, achetée au marché noir, et la protéger des intempéries.

Abdelrazak, petit Syrien de quatre ans, mange timidement sa banane entre deux quintes d’une mauvaise toux, ses grands yeux fixés sur sa mère. Sur le pas de sa petite cabane en bois et plastique, Loubaba, damascène d’une quarantaine d’années, tout de noir vêtue, le visage marqué de profondes cernes sous un trait de khôl, peine à contenir sa colère. Depuis qu’elle a mis le pied à Samos, les déconvenues s’accumulent. Outre les conditions de vie dramatiques dans lesquelles elle évolue avec ses deux fils, elle n’arrive pas à les soigner, peine à trouver à manger, à rester au sec. « Aucun être humain n’accepterait de vivre ici. On doit tout faire nous-même, y compris construire nos toilettes. Et la nuit, les rats occupent le camp. »

Les déchets s'accumulent dans la "jungle" surpeuplée, où les services de collecte de la mairie n'ont pas accès. ©C. Bibi / InfoMigrants

Coincés sur l’île

Chaque nuit depuis l’été, une centaine de personnes est récupérée par les garde-côtes grecs dans les embarcations avec lesquelles ils ont quitté la Turquie, à quelques kilomètres à l’Est, et viennent agrandir un peu plus ce camp de fortune. Pour la première fois depuis l’accord UE-Turquie sur l’immigration de 2016, la Grèce est redevenue en 2019 la principale porte d’entrée des migrants en Europe, en majorité des Syriens. À Samos, comme sur les quatre autres îles « hotspot » de la mer Égée, où les centres d’enregistrement et de premier accueil ont été installés pendant la crise migratoire de 2015, les autorités grecques sont complètement débordées. Incapables de gérer ces arrivées massives. Les procédures d’enregistrement pour une demande d’asile peuvent prendre des mois. Dans cette attente, les migrants sont coincés sur l’île, depuis déjà plus d’un an pour certains, condamnés à errer dans le camp et les rues de Vathy où ils font face au mépris des 6 500 habitants, excédés par une situation ingérable et explosive.

Seule reste la solidarité au sein de la « jungle », et l’aide des quelques ONG installées en ville. « Nous faisons face à un état d’urgence qui était prédictible et évitable. Les conditions sont devenues vraiment dramatiques cet été », s’insurge Fabienne Barra, coordinatrice locale de Médecins sans frontières (MSF). « Nous traitons les conséquences des politiques d’asile et migratoires inhumaines de l’Union européenne [qui finance les hotspots], de ses États membres et de l’État grec. »

La population hors des grilles du camp n’a accès ni à l’eau, ni à l’électricité, ni aux toilettes, et ne peut compter que sur une bouteille de 1,5 litres d’eau fournie chaque jour par les autorités. Les sanitaires du camp sont bien accessibles à tous, mais les files d’attente peuvent durer des heures. « C’est comme en prison. On fait nos besoins dans des sacs en plastique ou des bouteilles vides, puis on les jette », commente Magalie, une jeune Congolaise assise devant sa tente pour profiter des rayons de soleil.

"C'est comme une prison ici". Magalie (qui cache volontairement son visage) et Joseph viennent de Kinshasa et attendent que leur demande d'asile soit examinée. ©R. Carlier / InfoMigrants

Alors la débrouille fait loi. Des tuyaux destinés à l’arrosage des oliviers ont été installés par des migrants pour approvisionner certaines zones du camp et permettre de faire un peu de vaisselle, un peu de toilette. Certains ont même réussi à brancher des câbles au réseau d’éclairage public pour avoir de la lumière à la nuit tombée. D’autres se glissent dans les collines environnantes afin de récupérer du bois pour le feu, et couper des branches destinées à renforcer leurs abris. « C’est bien sûr illégal, le simple fait de vivre là est interdit, car ces terrains appartiennent à des propriétaires privés. Mais que voulez-vous faire ? Où voulez-vous qu’ils aillent ? », se désole le maire adjoint de Vathy, Georgios Dionysiou. Sa municipalité, qui gère la collecte des déchets et le nettoyage des zones publiques, n’a aucun pouvoir d’influence sur la situation, et n’a même pas accès au camp, géré par le ministère de l’Immigration. La situation s’est un peu améliorée depuis que MSF a installé 80 toilettes mobiles et des réservoirs d’eau potables, nettoyés et réapprovisionnés plusieurs fois par jour, mais c’est loin d’être suffisant.

Hôpital totalement débordé

Contraints à s’organiser eux-mêmes, et pour se protéger des rixes et vols fréquents, les migrants se sont regroupés par nationalités. Dans les hauteurs de la « jungle », accessible par un dédale de petits chemins boueux bordés de tentes et de détritus, un groupe de 200 Gambiens a mis en place une petite communauté. De jeunes hommes pour la plupart, ils présentent le « doyen » des lieux, Sainey Janko. Grand et fier, le regard dur teinté de lassitude, il est arrivé il y a onze mois et ne pourra pas faire sa demande d’asile avant 2022. « Comme on est peu nombreux, on prend soin les uns des autres. On n’a pas le droit de cuisiner, mais on le fait quand même, comme tout le monde ici. La nourriture qui nous est fournie dans le camp, ils ne la donneraient pas à leurs chiens ! Et il faut faire quatre heures de queue pour en avoir ». En donnant chacun un euro à la communauté, prélevé des 90 euros mensuels fournis par le Haut commissariat de l’ONU aux réfugiés, ils arrivent à se nourrir convenablement. Le pire reste la pluie, qui s’infiltre partout, mouille les couvertures, entraîne des accidents dans cette zone très pentue. « Une fille est tombée et s’est gravement blessée il y a quelques jours. On a a appelé la police qui nous a dit qu’une ambulance allait venir. Elle n’est jamais arrivée, et on a dû la conduire à l’hôpital nous-même », affirme Sainey Janko.

Sur un versant abrupt de la colline, 200 migrants gambiens ont installé leur campement de fortune. Affirmant avoir fui des persécutions dans leur pays, tous ont refusé d'être pris en photo. ©R. Carlier / InfoMigrants

Comme tous les services de cette zone de l’île, l’hôpital de Samos, avec ses 123 lits, est totalement débordé. Quelques médecins, un psychologue, un pédiatre, n’ont même plus les moyens ni le temps de s’occuper des habitants de la ville. Un médecin vient parfois dans le camp, mais jamais dans la « jungle ». « L’assistance humanitaire n’est pas à la hauteur », explique Fabienne Barra de MSF. 

Dans ces conditions, impossible de détecter les personnes vulnérables, normalement protégées par le droit européen. Des zones spéciales ont bien été aménagées dans le camp pour accueillir les femmes enceintes, les familles avec jeunes enfants ou encore les mineurs non accompagnés (MNA). Elles ont depuis longtemps atteint le maximum de leur capacité. « Les personnes vulnérables sont censées quitter l’île, notamment ceux nécessitant une hospitalisation. Mais sans médecins pour faire les examens de base, ils ne peuvent qu’attendre », explique Alexandra Batsila, l’une des deux avocates sur place d’Avocats sans Frontières (ASF). Elle déplore l’absence totale de communication entre la quinzaine d’ONG présentes à Samos et les autorités gouvernementales. À l’exception d’ASF, qui peut accompagner les demandeurs d’asile lors de leur premier entretien, et de deux ONG grecques, l’accès au camp est interdit et scrupuleusement contrôlé par la police.

Les mineurs non accompagnés livrés à eux-mêmes

Les 1 700 mineurs, dont plus de 330 non accompagnés, sont tout autant livrés aux affres de l’ennui que leurs aînés. Les portes des écoles grecques, qui ne pourraient jamais les accueillir, leur sont fermées. Les ONG Praxis et Still I Rise font ce qu’elles peuvent, cette dernière offrant des cours d’anglais, histoire et mathématiques à 140 jeunes de 12 à 17 ans, avec une liste d’attente supérieure à 200 personnes.

Au centre Mazi, aménagé par Still I Rise dans l’ancien dépôt d’un magasin chinois, ils y trouvent un peu de calme, de sécurité, et un cadre éducatif indispensable à leur âge. Mais ils y restent rarement plus de six mois, se désole Giulia Cicoli, co-fondatrice de l’organisation. « Ils voient certains de leurs amis transférés sur le continent, ne comprennent pas pourquoi ils doivent rester. Ils ne voient pas de fin à leurs problèmes, et finissent par ne plus venir ». Les MNA sont d’autant plus vulnérables que, non détectés par l’administration, ils ne bénéficient pas de tuteurs et sont complètement livrés à eux-mêmes et aux dangers du camp, dont l’alcool et la drogue qui circule sous le manteau à vue d’œil dans la « jungle ».

À 5 km de Vathy, les autorités grecques construisent un nouveau camp censé pouvoir héberger 1 500 migrants dès 2020. Mais les travaux prennent du retard. ©R. Carlier / InfoMigrants

Alors que la situation devient « explosive », selon la municipalité, le gouvernement grec a prévu d’ouvrir début 2020 un centre grillagé pour 1 500 personnes, à 5 km de Vathy. Le nouveau Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, qui a lancé une série de lois sévères contre l’immigration, entend l’élargir à 5 000 personnes. Mais les travaux d’aménagement n’en sont qu’à leur tout début, et les conteneurs d’habitations, qui devaient être installés mi-novembre, ne sont pas encore arrivés. « Tout cela reste encore très vague », commente Alexandra Batsila d’ASF. La municipalité, quand à elle, refuse d’héberger sur son territoire plus de 1 500 personnes, pour éviter la création d’une nouvelle « ville dans la ville ». « Un nouveau camp peut être une bonne solution pour tout le monde, si on leur offre des conditions de vie appropriées, où ils vivraient comme des humains, plus comme des animaux. Mais avec les nouvelles arrivées chaque jour, et tant que la procédure de demande d’asile n’accélérera pas, on aura de plus en plus de problèmes », prévoit l’élu Georgios Dionysiou. Il craint que l’hiver qui s’installe sur l’île, avec ses pluies froides qui peuvent durer des jours, ne fasse qu’empirer les conditions de vie.

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