(Reportage) Entre agressions et banditisme, que reste-t-il du mythe de Colobane
c’est le grand marché aux puces de Dakar. Ici, c’est le paradis de la friperie, mais aussi des pickpockets, vols et agressions, racket, recel et autres qui avaient fini de tisser une mauvaise réputation de quartier criminogène. Cette antichambre de la ville, bien dotée d’infrastructures socio-éducatives, souffre toujours de ce phénomène. Même si, aujourd’hui, les choses semblent avoir sensiblement évolué. Dans le bon sens. Reportage.
Baba Diop crache sur le sol. «Colobane n’est plus ce qu’il était. Avant, vous ne pouviez pas rester 5 minutes dans la rue sans vous faire agresser», siffle-t-il. En cet après-midi de jeudi, l’homme, vigile la nuit et éleveur de moutons le jour, s’éjecte paresseusement de son taudis crasseux. A 50 ans, Baba Diop, endurci par la solitude d’une vie de célibataire, vient de se tirer d’un profond sommeil diurne. Bouilloire à la main, visage torturé par un large balafre horizontale, il se saisit d’une bouilloire et se dirige vers la mosquée d’en face. «Permettez-moi de me débarbouiller un peu avant de pouvoir vous recevoir», lance-t-il avant de tourner les talons.
Quelques minutes plus tard, la mine moins tirée, l’homme invite à s’asseoir dans la rue, à quelques centimètres de son enclos de moutons dont l’odeur de pisse suffocante agresse les narines du visiteur. Puis, le regard facétieux, les lèvres retroussées, le corps mou sanglé dans un caftan en malikane noir, Baba confie : «Colobane n’a jamais eu bonne presse. Le quartier était réputé le plus chaud de Dakar.» Un rictus triste barre son visage abîmé par la galère. Pour être né et avoir grandi à Colobane dans les années 70, l’homme connaît Colobane comme sa poche. Il narre, le regard fixant un point invisible de l’horizon, comme pour capturer des clichés du passé. «
Avant, il y avait des baraques. La population n’osait pas circuler avec de l’argent, ni vendre ici. Car chaque jour, il y avait des agressions et des délits comme le vol à la tire. Des gens ont été poignardés. On trouvait des gens égorgés ici et cela restait sans suite. C’est comme si le quartier était déclaré zone hors-loi. Les forces de l’ordre intervenaient rarement quand il y avait des rixes. On était abandonnés à nous-même», narre-t-il le souffle saccadé, avant de poursuivre. «Vous voyez ce groupe de personnes assises sur le trottoir d’en face, allez leur parler ! Comme moi, ils sont nés ici. Eux pourront vous parler de Colobane. Moi, je ne peux pas en dire plus. Je n’ai pas envie de m’attirer des ennuis», glisse-t-il, avant de se retirer brusquement.
«Chaque semaine, une personne était poignardée ou tuée»
C’est connu ! Colobane a toujours traîné la réputation de quartier malfamé et criminogène. Situé autour de la Caserne Samba Diéry Diallo, le quartier est logé entre Fass, Médina, Hlm et Gibraltar. Sa notoriété tient d’un des plus grands marchés de Dakar qu’il abrite. Un véritable repaire de bandits et de voleurs à la tire qui occupent illégalement le marché et les alentours. Le nom du quartier, où la pauvreté est visible, a toujours été associé au banditisme, mais aussi au maraudage. «Pourtant, les choses se sont sensiblement arrangées aujourd’hui du fait que, maintenant, les habitants fréquentent les écoles et en sortent avec des diplômes qui les empêchent de sombrer dans la déviance», soutient Mor Dionne.
Ce commerçant tient sa boutique à Colobane depuis 1987. Dans son échoppe bien achalandée, chemises, pantalons, tee-shirts et baskets attirent la clientèle. Mais lui semble plus préoccupé à la surveillance des mains baladeuses. Il s’en excuse presque. «C’est une vieille habitude que je traîne depuis que je suis installé ici. Avant, je faisais tous les jours l’objet de vol. Des clients entraient et des habits disparaissaient sans que je ne m’en rende compte. C’est que le ‘’Market’’ était vraiment un nid de voleurs. Entre 1980 et 1990, Colobane était infréquentable.
Chaque semaine, une personne était poignardée ou tuée par les agresseurs. Les sapeurs-pompiers venaient évacuer les victimes et l’affaire était classée. Il n’y avait aucune poursuite, ni d’enquête. D’autres vous vendaient un produit et alertaient leurs complices voleurs qui le reprenaient en vous agressant. J’ai même vu un gars acheter un portable au ‘’Market’’, quelques mètres après, il essaie de l’allumer sans résultat. En l’ouvrant, il découvre qu’à la place de la batterie, il y avait un morceau de savon. Il y avait toutes les horreurs du monde à Colobane», confie-t-il. La conversation est interrompue par un quidam à l’allure suspecte. Avec sa barbe hirsute, et cette balafre ostentatoire qui strie le côté gauche de sa joue, Dame ne fait pas son âge. Il en paraît 60. Son allure dégingandée et voûtée semble s’affaler sous le poids d’une vie de chien.
De sa bouche qui pue l’enfer, s’échappe l’odeur mesquine du diluant synthétique (guinz) inhalé quotidiennement. « Alors, lep tchill (tout est ok ?)», lance-t-il à Mor. «Sante. Tawfekh rek (tout va à merveille)», répond Mor qui chuchote à notre attention : «C’est un ancien caïd. Aujourd’hui, il est reconverti en boudiouman (homme poubelle).» Piqué par la remarque, Dame se retourne et menace : «Grand, arrêtes ce que tu dis. J’ai toujours été un boudiouman. Je ne sais même pas comment on tue une mouche. Les gens raconte du n’importe quoi.» Se dirigeant vers les visiteurs, il murmure : «Aujourd’hui, Colobane c’est le paradis. Se réveiller un matin sans vivre une agression relevait du miracle. La situation était d’autant plus complexe que les délinquants étaient, pour la plupart, saouls ou shootés au guinz (diluant cellulosique). Ils s’adonnaient aussi au recel et au racket.»
Puis Dame se fond dans la nature. Comme il était venu. A travers les rues étroites du quartier, entre les deux voies qui se croisent pour former un rond-point, sous le pont, Dame et ses copains boudioumen vadrouillent dans ce lieu inhospitalier. Ici, on y accède par une allée sinistre dont la porte n’a jusque-là pas encore été scellée. L’endroit est malfamé et les populations jettent un regard dédaigneux au «No man’s land», comme s’il recelait en lui seul leurs pires hantises.
«Les agressions ne sont plus quotidiennes, mais le mal persiste»
«Ces déchets humains nous pourrissent la vie. A cause d’eux, Colobane ne peut se départir de la mauvaise image qu’il traîne», éructe Samba Lô. A 65 ans, Samba affiche, pour la circonstance, un sourire blafard qui trahit un mal-être profond. Le cheveu rare, disséminé en touffes par endroits sur son crâne, les joues creuses, les pommettes ridées pointent un grand corps malade. Les lèvres rabattues sur une bouche édentée, le sexagénaire plonge dans ses souvenirs : «Avant, dès qu’un ngaka (non initié) entrait dans le marché, il était vite repéré par les guetteurs qui profitaient d’un moment d’inattention de leurs proies pour lui sauter dessus et prendre ses biens. Ces hommes sont passés maîtres dans l’art du vol à la tire et du pickpocket. Ils roulaient aussi dans la farine les malheureux qui s’aventuraient à acheter chez eux. Un jour, une dame a failli en faire les frais devant mon échoppe. Heureusement qu’elle a été avertie à temps. Le marché n’est pas le seul lieu où les vols sont légion, les maisons alentours subissent aussi le diktat des agresseurs. Ces mauvaises pratiques existent toujours ici. Certes les agressions ne sont plus quotidiennes, mais le mal persiste.»
Poursuivant, il souligne les bizarreries du marché : «Parfois, de bonne heure aussi, il nous arrive de tomber sur des gens qui vendent des habits encore mouillés. Cela est suspect et nous renforce dans notre conviction que ses habits ont été sûrement volés. Certains commerçants, loin de se douter qu’ils font du recel, les achètent sans s’intéresser à leur provenance.» A leurs risques et périls.
«Des scènes de règlements de comptes entre gangs dignes d’un scénario mexicain»
Autre péril, le banditisme. A Colobane, un quartier pas comme les autres, le banditisme hante le sommeil des populations. Malgré ses écoles primaires, ses collèges, lycées et la proximité avec la Gendarmerie, Colobane «est aussi un quartier infesté de bandits de toutes sortes qui squattent les rues et empêchent les gens de dormir du sommeil du juste ou de sortir à certaines heures». La dénonciation émane de quatre femmes vendeuses de friperie et habitantes du quartier. Elles invitent les gens à ne pas s’aventurer dans certaines zones de la localité. Et dénoncent le laxisme de l’Etat et de la municipalité qui, selon elles, n’ont fait aucun effort pour sortir le quartier des ténèbres.
«Une fois la nuit tombée, c’est le noir total dans certaines rues les plus empruntées du quartier», affirment-elles. Une situation dont profitent les bandits qui occupent illégalement le marché et ses alentours immédiats. Ces agresseurs élisent domicile dans le marché et dans certains milieux publics, comme les jardins de la Place de la Nation (ex-Obélisque), en face du Lycée Kennedy. Et ils sont experts dans le vol à la tire. Mais, le plus cocasse, c’est qu’ils sont souvent les voisins immédiats de leurs victimes. Une dame témoigne, sous le sceau de l’anonymat : «Ils habitent le quartier et sont de bonne famille. Nous les connaissons tous, car tous les jours, nous rencontrons leurs parents dans les cérémonies familiales.»
Marchand de primeurs depuis une décennie dans ce marché, Al Ousseynou Diallo confirme : «Si je n’étais pas protégé contre les couteaux (‘’toul’’), je serais mort depuis longtemps. Dès que je me suis installé, ils ont commencé à me fréquenter. Mais, ce sont des gens qui les connaissent très bien qui m’ont averti et j’ai pris mes dispositions en restant sur mes gardes.» Moussa Diop, lui, est catégorique. Pour ce commerçant, le mythe de Colobane est resté intact dans la mémoire collective. Même si, sur le terrain, il a tendance à s’effriter. L’implantation sans cesse renouvelée des commerçants est passée par là. «Les commerçants et vendeurs ont beaucoup participé au recul de la criminalité à Colobane. Même si parfois, on assiste à des scènes de règlements de comptes entre gangs dignes d’un scénario mexicain. Ils en arrivent à s’entretuer devant tout le monde», déplore-t-il.
«Les gens sont maintenant civilisés»
N’empêche, tout Colobane s’accorde sur un point précis. La criminalité a beaucoup reculé. Et les populations ne s’en plaignent plus comme auparavant. Cela, grâce à l’implication des fils du quartier qui ont souhaité lifter le visage de leur quartier balafré par une mauvaise réputation. «Ils aident les jeunes à trouver du travail pour qu’ils ne sombrent pas dans la délinquance», soufflent certains. Aliou Diallo et El Hadj Touré, deux jeunes qui ont eu à bénéficier du coup de pouce de ses fils du quartier mieux servis, acquiescent. Vendeurs de friperie, ils s’érigent en défenseurs du «Market» (terme anglais souvent utilisé pour définir Colobane en argot, ndlr) : «Au marché Colobane, nous nous réveillons entre 5 et 6H du matin pour venir travailler et rentrons aux environs de 22H. Les jeunes qui travaillent ici sont d’honnêtes citoyens. Le marché Colobane d’hier, est différent de celui d’aujourd’hui.
Lorsqu’on en parlait, on pensait automatiquement à la criminalité. Mais de nos jours, les choses ont changé. Tout ça est derrière nous. Moi, je n’ai jamais été victime d’agression ni de vol et je ne me suis jamais battu durant mes 5 ans passés ici. Les gens sont maintenant civilisés.» Mouhamed Diédhiou, habitant du quartier, embouche la même trompette. Il souligne qu’aujourd’hui, ce sont les commerçants qui occupent le marché et, la nuit tombée, ils rentrent tous chez eux. «Aujourd’hui, les choses semblent changées. Beaucoup de ces jeunes qui avaient sombré dans la déviance, ont été ‘’récupérés’’. Ils ont trouvé du travail qui les occupe. Ils sont ainsi tirés de l’oisiveté, mère de tous les vices, pour les empêcher de sombrer dans la déviance. En tant que père de famille, je me réjouis du changement», termine Amadou Diallo. Colobane amorce sa mue. Au grand bonheur de tous.
Igfm MOMAR GILBERT BADJI (STAGIAIRE)