REPORTAGE – « MARCHÉ TUBAAB » DU POINT E, DE LA NOTORIÉTÉ À LA DÉCADENCE

Sous l’ombre d’un arbre, Ndèye Khady Faye s’installe, soigneusement devant son étale. De forte corpulence, vêtue d’un grand boubou « wax » assorti d’un foulard qui met en valeur son teint noir, elle range, minutieusement, les colliers qu’elle fabrique à la main. Effilée, elle veille au moindre détail pour que le décor soit impeccable afin d’appâter les clients. Yaye Khady, comme on l’appelle affectueusement, est la doyenne du « Marché Toubab ». Un site niché au cœur de Point E, sur la rue Kaolack, à quelques encablures de l’ancienne boite de nuit « Le Ngalam ».

Le marché est composé de 11 cantines dont deux qui ne sont pas fonctionnelles. Dans celles qui sont ouvertes, on y vend des légumes, des accessoires de téléphone, de la viande, des matériels de construction et divers produits alimentaires. Une gargote et une « dibiterie Haoussa » y logent. Les cantines peintes en bleu, se décolorent sous l’effet du soleil.
Mbathio Mbodji, la première dame du marché
Cet endroit, datant de l’époque coloniale, était le lieu de convergence de la bourgeoisie dakaroise. Les colons s’y ravitaillaient en légumes et condiments d’où son appellation « marché toubab ». Mbathio Mbodji est la première vendeuse à fréquenter les lieux. Elle est la mère de Yaye Khady. Héritière de sa défunte mère, elle vend des colliers de toutes sortes et de toutes couleurs à des prix qu’elle juge abordable. Les parures coûtent entre 2000 francs CFA à 15 000 francs CFA. Elle revient sur l’histoire du marché. « Ma mère a été la première vendeuse de ce lieu. A l’époque, mon père venait de perdre son boulot. Polygame à deux épouses, il était dans l’incapacité de subvenir aux besoins de la famille. Ma mère, en vraie « walo-walo », a ainsi décidé de trouver une activité génératrice de revenus pour le soutenir. Elle opte pour le commerce des légumes. Elle quittait, chaque jour, le quartier de Fass pour venir proposer ses produits aux femmes des colons et aux libanaises. La chance lui a vite souri. Elle venait à 8 heures et avant 14 heures, elle écoulait toute sa marchandise. »

A l’époque, il n’y avait que des champs ici. On lui avait même cédé une parcelle où elle cultivait de l’oseille », raconte Yaye Khady. Elle marque un temps d’arrêt, prend deux gorgées d’eau fraîche avant de poursuivre son récit. « C’est par la suite que ma tante, Khady Sène, a rejoint ma mère sur les lieux. Elles étalaient leurs marchandises à même le sol. Leurs activités marchandaient très bien.
Wade, Karim et Sindiély, jadis clients réguliers
Le marché était fréquenté que par des personnes aisées, surtout les blancs. Même l’ancien président de la République, Abdoulaye Wade faisait ici ses achats. Ils étaient toujours accompagnés de ses deux fils : Karim et Sindiély Wade. Petit à petit, le marché devient célèbre et accueille six autres vendeuses de légumes », a expliqué Yaye Khady. Elle indique que ces dernières avaient de bons rapports entre elles et s’entraidaient mutuellement. Mieux, elles avaient de bons rapports avec les clients qui, parfois, les offraient de petits cadeaux. Aujourd’hui, informe la dame avec un pincement au cœur, elles sont toutes décédées et les cantines sont léguées à leurs progénitures.
Les pionnières décédées, le legs assuré par leur progéniture
En effet, le marché n’est plus ce qu’il était. Il a perdu son lustre d’antan et n’attire plus. Ce n’est plus le rush. Il est décadence Les rares personnes qui le fréquentent sont ceux qui travaillent aux alentours et quelques passants. « Le marché a perdu sa popularité non seulement parce que tous les « toubabs » sont partis mais également les potentiels clients du quartier portent leur préférence sur les supermarchés qui pullulent dans la zone. Nous peinons à écouler nos marchandises », regrette la dame qui, malgré la discussion, continue à trier les colliers qu’elle expose sur son étal.
Quatre cantines séparent la boutique de Yaye Khady à celle de Fatou Ndiaye. Cette dernière vend des légumes. Installée sur une chaise en plastique, elle prend son petit déjeuner. Elle croque son pain au chocolat et se ventile, de temps à temps, avec un morceau de carton. Tomates, salades, choux, aubergines, gombos, huile de palme, oseille… sont visibles sur son étable. Les légumes qu’elle propose sont fraîches mais elles ne trouvent pas acheteurs.

De prime abord, elle se montre réticente à répondre à nos questions mais, après quelques conciliabules, elle nous fait savoir qu’elle a hérité la cantine de sa mère qui faisait partie des premières vendeuses du marché. « Je suis ici depuis bientôt 20 ans. C’est un secret de polichinelle de dire que « le marché toubab » est devenu un marché sénégalais. Certes, nous rendons grâce à Dieu mais, la vente n’est plus comme ce qu’elle était. Les clients viennent ici à compte-goutte. La majorité des blancs qui fréquentaient ce marché sont rentrés chez eux. Les rares qui y restent portent leur dévolu sur les supermarchés », regrette la dame qui, chaque jour, quitte Guédiawaye pour venir travailler.
Le marché n’a pas de poissonnerie encore moins de charcuterie mais, il dispose d’une boucherie gérée par Diallo. Qui, n’ayant pas vu de client en ce mercredi matin, joue avec son téléphone portable. Faisant fi des mouches qui prennent leur part de la viande à peine couverte. Interpellé, il renseigne avoir hérité la cantine de sa tante en 1993.

Très avare en parole, il reconnait que son activité n’est plus rentable comme auparavant. Sans révéler ce qu’il gagne quotidiennement, il indique qu’il ne fait plus beaucoup de bénéfices parce que les clients se raréfient de jour en jour. Les commerçants établis dans ce marché démarrent leurs activités à 9 heures et ferment boutique à 20 heures. A l’exception du gérant de la « dibiterie Haoussa » qui prolonge ses activités jusqu’au milieu de la nuit au grand bonheur des noctambules.