Réticence des agents de santé à servir en zones reculées : Diagnostic d’une anomalie

L’équipement des structures sanitaires, la revalorisation de la motivation, la régionalisation des recrutements, la transparence dans la mobilité des agents sont recommandés par des syndicalistes et praticiens, comme solution à la réticence de servir dans les zones reculées.
La fixation des agents de santé à l’intérieur du pays, « milieu difficile » (expression consacrée par le Ministère de la Santé), est une équation jusqu’ici sans solution. Depuis des décennies, des solutions ont été proposées. « Le préalable à la fixation des spécialistes, c’est l’équipement des hôpitaux et des structures de santé d’une manière générale », a souligné Mballo Dia Thiam, secrétaire général du Syndicat autonome des travailleurs de la santé et de l’action sociale (Sutsas). Pour lui, la réticence de servir dans certaines zones dites éloignées est observée depuis que le recrutement dans la fonction publique n’est plus autonomique pour les sortants de l’École nationale de développement sanitaire et social (Endss). Le syndicaliste fait partie de ceux qui avaient caractérisé « le milieu difficile » en tenant compte de « l’enclavement », de « l’insularité », de « l’insécurité » et de « l’éloignement ». « Nous avions proposé une indemnité liée au poste pour le « milieu difficile ». En plus de la motivation matérielle, nous avions recommandé la motivation immatérielle », se rappelle Mballo Dia Thiam. Lui et d’autres syndicalistes avaient proposé l’octroi de voiture, l’affection d’un logement et des distinctions…
De son côté, Cheikh Seck, président de l’Association des kinésithérapeutes du Sénégal, a exigé le retour à l’« orthodoxie » à savoir « la reprise en main de la formation par l’État ». Pour lui, la fixation des agents de santé dans les zones reculées se prépare depuis l’école. « À l’Endss, les pensionnaires étaient tenus de faire un stage rural en première, deuxième et troisième année, dans trois régions différentes. Il y avait une préparation avant la sortie, ce qui n’est plus le cas maintenant. Le major de notre promotion était affecté à Niakhar. Mon premier poste, c’est Tambacounda. Je suis resté une dizaine de mois sans salaire », partage Cheikh Seck qui a déploré la modicité de l’enveloppe réservée à la formation des ressources humaines du Ministère de la Santé et de l’Action sociale. « Je ne peux pas comprendre que la part réservée à la formation au Ministère de la Santé et de l’Action sociale s’élève à 40 millions de FCfa sur un budget de plus de 200 milliards de FCfa », a déploré le kinésithérapeute, par ailleurs responsable syndical.
La régionalisation des postes de recrutement préconisée
Les bonnes pratiques sont à capitaliser. La régionalisation des postes de recrutement a été abordée par les syndicalistes Mballo Dia Thiam, le Docteur Amadou Yéri Camara, secrétaire général du Sames. Tout comme Cheikh Seck, président de l’Association des kinésithérapeutes du Sénégal. Cette approche a produit des résultats avec le projet des sages-femmes itinérantes. L’idée de mettre en compétition des postes par région est actuellement agitée par les plus hautes autorités et elle est largement partagée par les organisations syndicales. « Il faut un recrutement en fonction des postes vacants. De ce fait, tous les candidats savent, à l’avance, s’ils sont retenus, qu’ils serviront dans telle ou telle région », a suggéré Cheikh Seck. Cette idée a été également soutenue par le syndicaliste Mballo Dia Thiam.
S’engager sur 5 ans ou 10 ans à servir en milieu rural
Le Président de la République, Macky Sall, lors de l’inauguration de l’hôpital de Kédougou, le lundi 31 mai 2021, avait réitéré sa volonté d’appliquer l’engagement quinquennal pour fixer les agents de santé à l’intérieur du pays. « J’ai dit au Ministre de la Santé et de l’Action sociale, Abdoulaye Diouf Sarr, que pour les recrutements des médecins et spécialistes qui se feront, les personnels qui seront choisis auront l’obligation de rester cinq ans dans les régions. Ça sera une obligation », avait déclaré le Chef de l’État. Cette solution est partagée par le secrétaire général du Sutsas. « Nous sommes en phase avec le Chef de l’État pour les engagements décennaux ou quinquennaux pour servir en milieu rural », a affirmé Mballo Dia Thiam.
Planifier la formation en fonction des besoins réels
La formation en masse de spécialistes est la première condition pour retenir les agents dans les zones reculées, enclavées ou éloignées. C’est ce que croit le neurochirurgien, Joseph Mendy, en poste à l’hôpital Fann. « Pour affecter des médecins spécialistes dans les zones reculées, il faut en disposer d’abord. Je prends l’exemple des anesthésistes, nous n’en avons pas suffisamment. Il faut donc une formation qui prenne en compte les réels besoins », a argumenté cet ancien responsable du Syndicat autonome des médecins du Sénégal (Sames). Pour lui, c’est bien de construire des infrastructures dans les régions. Toutefois, il a insisté sur l’affection des spécialistes et des ressources humaines capables de manipuler les équipements de dernière génération. « Un hôpital, c’est à la fois des médecins généralistes et des médecins spécialistes. Un hôpital sans médecin spécialiste est un centre ou un poste de santé. Il faut acquérir des équipements en fonction de la capacité technique des agents de pouvoir les utiliser », a ajouté le Dr Joseph Mendy pour qui la réussite n’est pas uniquement professionnelle. « Si l’on est médecin et qu’on ne parvient pas à subvenir aux besoins de sa famille et de ses parents, cela pose problème. La réussite est aussi sociale », a-t-il avancé.
Récompenser les sacrifices consentis
Le neurochirurgien, le Docteur Joseph Mendy, a fait une radioscopie de la réticence des agents de santé à servir dans les zones reculées. L’une des causes est l’absence de conditions incitatives à l’intérieur du pays, rien donc d’étonnant, pour lui, si des régions se retrouvent sans un seul gynécologue pendant des mois. « Dans la fonction publique, le salaire d’un gynécologue tourne autour de 600.000 FCfa. S’il est affecté dans les régions, il n’aura que ce salaire et sera obligé de travailler plus, alors qu’à Dakar, s’il a 4 contrats dans les cliniques, il percevra quatre fois son salaire de la fonction publique. C’est pour cela que des spécialistes démissionnent de la fonction publique pour revenir à Dakar », a analysé le neurochirurgien.
Son argument est corroboré par le Secrétaire général du Sames, le Docteur Amadou Yéri Camara. Selon lui, les sacrifices de ceux qui servent à l’intérieur doivent être récompensés à leur juste valeur. « Le volume de travail des spécialistes comme les gynécologues est plus important à l’intérieur du pays. Si l’on parle d’équité et de justice sociale, il est important d’en tenir compte dans la motivation de ces agents », a-t-il insisté, soulignant qu’aucune disposition de la loi n’impose à un fonctionnaire de rester pendant 5 ans à un poste.
La transparence souhaitée dans la gestion de la mobilité des agents
Le Secrétaire général du Syndicat autonome des médecins du Sénégal (Sames) milite pour plus de transparence dans le déploiement, l’affection des agents à l’image de la formule « Mirador » du Ministère de l’Éducation nationale. Ce mécanisme donne plus de points à un enseignant qui a passé plus d’années, dans une zone reculée. « Pour fixer un spécialiste dans une zone reculée, il faut le rassurer qu’au bout de quelques années, il pourra demander un rapprochement et que d’autres seront obligés d’aller prendre le relais. Il faut une transparence dans la gestion de la mobilité des agents », a insisté le Docteur Amadou Yéri Camara.
Idrissa SANE
De la lancinante question de l’affectation des agents de santé
Un médecin, une sage-femme ou un autre agent de santé affecté dans une zone jugée éloignée de Dakar et qui décline l’offre à travers sa démission. C’est à la limite devenu banal. Tellement ce fait est courant dans notre pays. Ces « soldats » laissent ainsi les malades se morfondre dans la douleur, attendant d’hypothétiques soins de personnels qui, pourtant, ont juré de les soulager en tous lieux et en toutes circonstances.
En tout cas, c’est ce qui est écrit dans la version revue en 2012 du Serment d’Hyppocrate contenue dans le Code de déontologie médicale : « Au moment d’être admis (e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité. J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire (…) ».
Malheureusement, si l’on confronte ces écrits à la réalité, l’on a comme l’impression que certains praticiens se prêtent à ce serment par conformiste. Si non, jamais l’argument pécuniaire ne serait brandi pour justifier de servir uniquement à Dakar ou dans d’autres localités plus ou moins proches de la capitale. Fuyant ainsi les zones dites éloignées ou reculées, par conséquent jugées hostiles voire moins lucratives. Il est vrai que l’argent est primordial dans nos vies, car la satisfaction de nos besoins et de ceux de nos familles, au sens africain, pour ne pas dire large, en dépend. Mais doit-il primer sur la nécessité de s’occuper de la santé de ceux à qui l’on a décidé de se consacrer, en voulant faire carrière dans le secteur de la santé ?
C’est le rôle de l’État de prendre en charge de telles préoccupations, mais les praticiens ont bien une part de responsabilité dans cette situation, si l’on se réfère au sacerdoce, à la vocation, à la passion, entre autres, qui doivent primer dans l’exercice de tout métier. Même si, l’on ne cessera jamais de le répéter, les ressources financières motivent l’exercice de tout travail accompli. Car la rémunération reste la contrepartie d’une prestation fournie. D’ailleurs, pour rapprocher les populations des soins, en plus de l’érection de structures sanitaires de proximité, différentes initiatives sont prises au Sénégal dont l’ouverture des Centres régionaux de formation en santé. Créés depuis 2002 pour permettre aux personnels de santé de se former dans leurs localités d’origine ou dans les environs, ces centres sont mis en place pour que les agents formés in situ puissent servir en premier leurs communautés. En plus, cette stratégie de proximité participe à résoudre l’obstacle de la langue auquel se heurtent beaucoup de praticiens au début de leur carrière. Il y a eu aussi le projet des sages-femmes itinérantes. Malheureusement, ces initiatives n’ont pas permis de trouver une solution définitive au déploiement des ressources humaines dans le secteur de la santé. Surtout que quasiment seuls des paramédicaux (sages-femmes, infirmiers, etc.) sont concernés par les initiatives visant à fixer le personnel dans les « milieux défavorisés ». D’ailleurs, est-il besoin d’un engagement quinquennal ou décennal pour exiger que les personnels de santé servent dans ces zones dites difficiles ? Nous pensons que les praticiens doivent chercher, eux-mêmes, à être proches des populations. Même si c’est à l’État de créer les conditions pour qu’ils puissent exercer convenablement dans les localités où ils sont affectés : équipements adéquats, personnel suffisant, salaires convenables, logements, moyens de locomotion, etc. De sorte que ceux qui optent pour servir dans ces zones n’envient pas ceux exerçant dans la capitale sénégalaise ou dans les localités pas très lointaines.
D’ailleurs, certains acteurs proposent de se référer au modèle mis en place dans le secteur de l’éducation pour une meilleure gestion des affectations avec un système de points. Même si la question des ressources humaines en santé occupera toujours les débats, cela vaut la peine d’essayer d’autres alternatives pour doter, en agents, les localités qui en manquent et réduire le gap dans d’autres qui ne disposent pas suffisamment de ressources humaines. Toujours est-il que le maintien des praticiens dans les zones rurales éloignées de Dakar sera tout le temps une préoccupation majeure.