« Une certaine idée de la Guinée » : Alpha Condé se raconte, de la Sorbonne à Sékhoutouréya
L’étudiant, le militant panafricaniste, l’opposant, le prisonnier, le président… Dans « Alpha Condé. Une certaine idée de la Guinée », un livre d’entretiens avec François Soudan, le président guinéen se livre sans faux-semblants sur toutes les phases de son parcours personnel, qui croise et alimente l’histoire politique heurtée de son pays.
C’est sûrement le plus long entretien accordé par Alpha Condé à François Soudan, directeur de la rédaction du groupe Jeune Afrique. Et dans Alpha Condé. Une certaine idée de la Guinée, l’ancien opposant devenu président aborde toutes les étapes de son parcours. Une occasion de mieux saisir les différentes facettes de cet « omniprésident », qui a traversé l’histoire politique chaotique de son pays, tour à tour comme témoin privilégié et comme acteur engagé.
Préfacé par Albert Bourgi, ami d’Alpha Condé depuis l’époque où les deux hommes se côtoyaient sur les bancs de l’Université Paris I, l’ouvrage publié aux éditions Favre – La Revue est subdivisé en trois parties : « Les années ardentes » ; « Les années de braise » et « Les années d’espoir ».
Sékou, Kennedy et Malcolm X
Lorsque l’adolescent, né en mars 1938 à Boké, débarque à Marseille en 1956, il laisse derrière lui une Guinée en marche vers l’indépendance. Ce qui ne l’empêche pas de s’engager politiquement. Alpha Condé s’inscrit au Lycée Pierre de Fernand de Toulouse, alors « centre de gravité de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France », qu’il dirigera jusqu’à la fin 1965.
Partisan de l’indépendance de la Guinée – et de l’Afrique en général, en ces années de rupture avec les anciennes puissances coloniales – il est alors un admirateur déclaré, mais critique, de Sékou Touré. « Son parti, le PDG, et nous [la FEANF] n’étions pas tout à fait sur les mêmes positions. On l’a un peu oublié, mais dans un premier temps, Sékou Touré voulait bien adhérer au « oui » au référendum, à condition qu’il s’agisse d’un « mariage avec droit de divorce ». C’est lorsqu’il y a eu cet affrontement public avec le général de Gaulle, le 25 août 1958, que Sékou Touré a décidé de voter « non » », rappelle Alpha Condé, qui était alors sur une ligne beaucoup plus radicale.
« La FEANF était un mouvement très marqué à gauche qui militait depuis sa création en faveur de l’indépendance immédiate et de l’unité africaine. Ce fut une école de panafricanisme qui m’a profondément marqué », se souvient Condé, avant de rappeler que la fédération n’était pas exempt des luttes de courants qui agitaient alors les différentes obédiences de gauche, sur fond, notamment, de lutte entre pro-Soviétiques – partisans de la coexistence pacifique – et pro-Chinois – partisans de la lutte de libération.
« La plupart des syndiqués de la FEANF étaient membres ou sympathisants du PAI [Parti africain de l’indépendance], formation marxiste-léniniste (…). Lorsque la Guinée a accédé à l’indépendance, certains PAI sont venus soutenir le gouvernement guinéen et cela, jusqu’aux dramatiques événements de 1961 », se souvient Alpha Condé. Mais pour l’étudiant engagé d’alors, la répression brutale de la grève des enseignants constitue le point de rupture. « Nous estimions que ce mouvement n’était pas un complot contre Sékou (…). C’est de là que date notre rupture avec Sékou Touré. »
Au-delà des divergences idéologiques, Alpha Condé raconte également une anecdote, plus personnelle, qui a été pour lui le moment de bascule. C’était au début des années 1960, et Alpha Condé et Sékou Touré se rencontraient régulièrement. « Un jour, alors que nous étions seuls, tout à coup, il s’est mis à me fixer dans les yeux, longuement, intensément, puis il a regardé mes mains, et j’ai compris qu’il voulait savoir s’il me faisait trembler de peur (…). Ce jour-là, quelque chose s’est cassé entre Sékou et moi ».
La rupture sera entièrement consommée en 1970. Cette année là, Alpha Condé est condamné à mort – par contumace. S’en suivent des années d’exil et d’isolement que le rapprochement entre la France de Valéry Giscard d’Estaing et la Guinée de Sékou Touré n’a pas arrangé.
Des années au cours desquelles Alpha Condé multiplie les voyages et les rencontres avec, toujours, un aspect militant. L’un d’entre eux le marquera particulièrement : celui qu’il fera aux États-Unis. « J’ai rencontré Robert Kennedy, qui était ministre de la Justice, le pasteur Martin Luther King, à Atlante, Elijah Muhammad [leader de Black Muslims] et Malcom X, à Chicago. »
L’entrevue avec Robert Kennedy tourne au vinaigre. « Je lui ai dit : “Vous soutenez des dictateurs.” À quoi il a rétorqué : “Vous soutenez des dictateurs comme Castro”. N’empêche, il repart avec un exemplaire dédicacé de Just Friends and Brave Ennemies, qu’il a conservé depuis.
Avec Malcolm X, qu’il reverra également à Londres, les rencontres sont électriques, également. « Malcolm X n’avait pas de vision de classe », tranche Condé qui souligne qu’« en outre, bien sûr, les militants noirs américains considéraient Sékou Touré comme un héros incontournable. Nous ne pouvions pas être d’accord. »
Le bras de fer avec Lansana Konté
À la mort de Sékou Touré, en 1984, Lansana Conté lui succède par coup d’État. L’ère Conté ne sera pas exempte de difficultés pour Alpha Condé. « Je prévoyais – et je ne me suis pas trompé – que ces gens qui avaient pris le pouvoir allaient faire exactement comme Sékou Touré, c’est-à-dire qu’ils n’allaient pas faire avancer le pays », assène-t-il. Mais, face à l’adhésion populaire des premières années de Conté, il décide d’éviter la confrontation directe, tout en multipliant les tracts politiques dénonçant « l’apologie du libéralisme sauvage » du gouvernement.
En 1991, il rentre en Guinée. La fin de trois décennies d’exil politique. Mais les choses tourneront rapidement mal. Lors de la présidentielle de 1993, Alpha Condé est candidat. Mais dès le soir du premier tour, il raconte avoir été persuadé qu’il n’y en aurait pas de second. La victoire de Conté est proclamée. « Les résultats qu’ils ont publié n’étaient pas corrects », martèle Condé, qui affirme avoir retenu ses partisans de choisir l’option de la violence. « J’ai pris mon bâton de pèlerin et sillonné les mosquées pour dire que je n’étais pas venu pour gouverner les cimetières, mais pour gouverner les hommes. »
Les années suivantes sont marquées par plusieurs éruptions de violences politiques, de mutineries. Au lendemain de la présidentielle de 1998, Alpha Condé est arrêté dans le sud-est de la Guinée et incarcéré. « Ils avaient évacué un grand bâtiment où il y avait plus de 300 détenus pour que je me retrouve seul. Toutes les pièces avaient été vidées. Et je me suis retrouvé isolé, enfermé, sans aucun contact avec les autres prisonniers. » En 2000, le procès d’Alpha Condé s’ouvre. Il est condamné à cinq ans de prison. Il sera amnistié en mai 2001, suite à des pressions nationales et internationales. « J’étais squelettique. je pesais à peine 70 kilos », raconte-t-il. À peine arrivé à Paris, il se fait opérer, pressé par Bernard Kouchner.
Le massacre du stade du 28-Septembre
Le référendum constitutionnel de 2001 permet à un Lansana Conté malade de briguer en 2003 un septennat qu’il n’achèvera pas. À sa mort, en décembre 2008, le pouvoir retombe entre les mains des militaires. D’abord avec le capitaine Moussa Dadis Camara qui échappera à une tentative d’assassinat le 3 décembre 2009, au lendemain des événements tragiques du 28 septembre. Un massacre « ignoble », juge Alpha Condé, qui assure aujourd’hui que justice sera rendue, mais insiste : cela se fera en Guinée.
« La CPI n’intervient que lorsque le pays ne peut pas s’en charger lui-même, ce qui n’est pas le cas de la Guinée », assure-t-il. Condé promet qu’il n’y aura « pas d’impunité », mais insiste sur la nécessité de « réexaminer le cas de tout le monde, de tous les détenus, de tous les morts. Que ce soit le camp Boiro ou à Kindia en 1985, il faut tout revoir et faire le bilan réel ».
Après Dadis Camara, vient le général Sékouba Konaté, qui assure l’intérim, conformément aux accords de Ouagadougou de janvier 2010. Ce dernier organise le premier scrutin jugé libre de l’histoire de la Guinée, remporté au second tour par Alpha Condé avec 52% des suffrages, contre son challenger Cellou Dalein Diallo, arrivé en tête au premier tour avec 43 %.
« Le général Sékouba n’était pas de mon côté », révèle celui qui préside désormais aux destinées de la Guinée. « La thèse développée à l’époque était : si Alpha prend le pouvoir, les Peuls ne l’accepteront pas, si c’est Cellou, ce sont les Malinkés qui ne l’accepteront pas. Il faut donc donner le pouvoir à quelqu’un qui est issu d’une minorité. Lors de l’élection présidentielle de 2010, le président Sékouba n’a pas voté pour moi au premier tour », raconte Alpha Condé dans le livre.
Arrivé au pouvoir, il « hérite d’un pays et non d’un État », où tout est à refaire. « J’ai surtout vu les défis qui m’attendaient. J’ai tout de suite dit à Ibrahima Kassory Fofana [actuel Premier ministre] : “On va faire venir le FMI pour connaître la situation réelle”. » La Guinée n’avait jamais pu terminer un programme avec le Fonds monétaire », rappelle-t-il. Relancer l’économie, réformer l’armée, résorber le déficit énergétique ou encore assainir le secteur minier sont autant de chantiers que se fixe alors le président tout juste élu.
Relations avec l’opposition et révision constitutionnelle
Si l’ouvrage fait la part belle aux années passées dans l’opposition et aux premières années au pouvoir d’Alpha Condé, il aborde également la situation politique actuelle en Guinée, marquée par une défiance profonde entre pouvoir et opposition. « Ce qui est le plus étrange, pour moi qui ai passé 45 ans dans l’opposition, qui ai été condamné à mort et fait de la prison, qui me suis battu pour la démocratie, c’est que ceux-là mêmes qui ont organisé les élections les plus frauduleuses dans l’histoire de ce pays prétendent aujourd’hui qu’il n’y a pas de démocratie ! », s’emporte le président guinéen.
Quand au débat sur la limitation des mandats présidentiels, alors que la Guinée semble s’orienter actuellement vers une révision constitutionnelle qui permettrait à Alpha Condé de briguer un troisième mandat, le président guinéen dévoile dans l’ouvrage quelques clefs sur sa position. « Je n’ai pas d’idée arrêtée à ce sujet. Cela dépend du contexte de chaque pays. Il y a des chefs d’État qui sont restés trop longtemps au pouvoir sans que le pays progresse. La bataille a alors consisté à organiser des conférences nationales. C’était un moment donné de l’Histoire de l’Afrique. Il faut voir maintenant si nous en sommes encore là ou si ce moment a changé. Les conférences nationales résultaient de l’impossibilité de parvenir à des alternances au pouvoir, tout simplement parce que les élections n’étaient ni libres ni démocratiques. Depuis, les choses ont changé. Le débat est ouvert au niveau de l’Afrique. »